Animation #1:

Le temps se rafraichissait cruellement à Starfish, et si rester éternellement en débardeurs et shorts n’était pas une option qui déplaisait fondamentalement à la pistolera infernale, elle devait se rendre à l’évidence : il était temps de rajouter au minimum bonnets et écharpes à sa panoplie habituelle. D’où le fait que la jeune femme était actuellement en train de fouiller le haut de ses placards, sur la pointe des pieds : à presque un mètre quatre-vingt-dix, elle n’avait pas besoin d’escabeau … Mais elle n’accédait pas facilement à cette section de ses rangements aisément pour autant. D’où le fait que, alors qu’elle fouillait pour retrouver les affaires d’hivers … Elle fit basculer et tomber une autre boite, plus petite. Cette dernière lui rebondit sur la tête en lui arrachant un « Aie ! » réflexe, avant de continuer sa chute pour percuter le sol et s’ouvrir, répandant un peu de son contenu sur le parquet. Se frottant le crâne, la tireuse soupira … Le carton des affaires de fêtes. Des chapeaux fantaisie, un ou deux sachets de confettis pour le moment fermés, des masques ridicules … une perruque. S’accroupissant en posant deux bras contre ses genoux et en enroulant les deux autres autour de son ventre, la tireuse resta un instant figée … Puis saisit la masse de cheveux longs, bleus, ondulés et artificiels pour la soulever et la tenir à hauteur de visage. Ce n’était pas un objet très rare et encore moins cher : n’importe quelle boutique fantaisie du quartier pouvait probablement lui vendre une réplique plus ou moins parfaite de ce qu’elle tenait sur le bout de ses doigts. Et pourtant …


20 ans. 20 ans, « toutes ses dents » (soit bien plus que la moyenne), un appartement de taille plus que confortable, une entreprise dont elle était propriétaire … Kathleen ne pouvait pas se plaindre, sa vie avait plutôt vraiment bien tourné. C’était d’ailleurs en partie ce qu’elle fêtait, en plus de son anniversaire, ce soir. Et pourtant, elle était sur son balcon de 1.5 m², un verre d’alcool fort dans la main, à regarder dans l’obscurité du ciel nuageux de starfish. Alors que la musique pulsait à travers le mur derrière elle, et qu’une grande partie de sa famille était dans la maison. Son père, qui avait fait le déplacement depuis Seattle. Sa mère, en permission. Ses deux oncles, du côté de sa mère, qui vivaient à un état de là mais avaient fait un road trip pour le week-end. Et les parents, le frère et la sœur de son père, qui étaient eux venus d’europe de l’est … Bien sûr, ils n’étaient pas là –que- pour l’anniversaire, ils passaient 2 semaines aux US et visitaient toute la côte est, mais ils avaient profité de l’occasion pour passer par starfish, bien entendu. Tout ce beau monde … Et la rouge à 4 bras regardait dans le vague, en faisant tourner doucement le contenu de son verre de vodka. Le son de la musique sembla brusquement augmenter, puis baissa à nouveau, en même temps que le bruit de raclement de la porte coulissante qu’on ouvrait et fermait.

Hey, je me disais bien qu’il manquait la reine de la soirée, à l’intérieur. Ça va ma grande ?

Kathleen se retourna, mais elle n’en avait pas vraiment besoin pour reconnaître la voix de son père. Elle se décala légèrement au passage : son géniteur n’était pas « gros », pour sa taille … Mais il restait très, très volumineux. Comme un individu de 2m10 qui fait une dose plus que raisonnable de sport et de muscu. Erick Kovalski était sans l’ombre d’un doute le père de sa fille : elle avait hérité de lui les crocs, les yeux noirs, la teinte de peau et la chevelure rouge, même si les cheveux de Kathleen étaient si longs qu’ils se décoloraient très lentement et viraient au rose, sur les pointes. Pour le reste, elle avait le nez et le gabarit de sa mère – avec une vingtaine de centimètres de plus – mais tout de même. Oh, et les 4 bras, aussi. Son père, lui, n’en avait que deux et ne savait d’ailleurs déjà pas quoi faire de ses énormes paluches la plupart du temps. Point qui le distinguait de d’habitude : à ce moment précis, il avait de longs cheveux légèrement frisés et d’un bleu électrique … Un pari perdu avec un des frères Jones.

J’avais besoin de prendre un peu l’air. Et puis … Cette perruque, quand je l’ai achetée je me doutais que c’était pas moi qui allait la mettre, vu ma tignasse … Mais sur toi ça fait bizarre. Je saurais pas l’expliquer. j’avais envie de … Je sais pas. Passer quelques minutes à regarder … autre chose. le ciel.
Ah, pourquoi ça ? C’est un peu fait pour déconner, les perruques …
Hm. Bah là ça m’a pas trop fait rire.

Voyant que sa fille regardait de nouveau dans le vide, puis se calait la paille qui trempait dans son verre entre deux crocs pour prendre une gorgée de liquide alcoolisé transparent, le géant dentu soupira par le nez, se grattant un peu le crâne … Puis retirant sa perruque. Imitant sa fille, il vint s’accouder à la rambarde de fonte, tapant sur un de ses avant-bras avec  l’index de l’autre main. Un de ses tics nerveux les plus classiques.

Tu m’en veux pour quelque chose.
Non.
Chérie, tu as vidé un tiers de la bouteille d’alcool polonais que ta grand-mère t’a offert dans ton verre avant de sortir sur le balcon pendant 15 minutes, alors que c’est supposé être ta soirée d’anniversaire. Pour qu’une perruque te fasse pas trop rire à ce point, c’est qu’il y a autre chose à côté, non ?

Silence. Le géant prit cela comme un aveu. Il avait été héros, et maintenant il gérait un stand de tir … les émotions, ce n’était pas vraiment son domaine d’expertise. Mais bon … Pour sa fille, il pouvait faire l’effort. Cherchant à se souvenir des instants qui avaient précédé l’isolement de sa fille, il se massa le menton.

C’est … à propos de ce qu’a dit ton oncle, n’est-ce pas ? En me demandant « Quand est-ce que moi, je ferais mon coming out ? »
Hm.
Tu sais bien que ce n’était qu’une blague idiote, ma puce …
Sûrement. Enfin, au moins, si ça avait été pour de vrai, grand-mère aurait l’air de bien le prendre, elle. Sans compter qu’elle n’a pas eu 5 secondes de mutisme avant de rigoler.
Hm. Le géant regarda les cheveux bleus qu’il tenait entre ses doigts, et prit une ou deux minutes pour formuler ce qu’il voulait dire. Maintenant au moins, il avait le nœud du problème. Elle a … Un passé personnel, avec ce genre de sujets. Je te raconterais ça un autre jour, mais tu n’es pas la première personne dans son entourage plus ou moins proche à être sorti du placard. Et ça lui donne … de l’expérience. Et un point de vue. Que … Je n’avais pas quand tu m’as … Tu sais. Annoncé que tu n’étais pas un garçon. Elle a plus d’ouverture d’esprit que n’en a mon père … et que je n’en ai eu, aussi. Mais bon, je … N’avais pas réagi de façon si terrible, à l’époque. Si ?
hm … Tu sais papa, on a globalement le même visage. Et je sais que très peu de monde arrive clairement à lire nos expressions … Mais moi je sais lire les miennes. Et les tiennes. Et à 12 ans, voir à quel point tu avais l’air … déçu, ça marque. Après, c’est sûr, tu m’as pas jetée dehors, ou interdit quoi que ce soit, donc je suppose que je peux m’estimer heureuse, mais j’ai …
Sarah.

La lourde main du père de la tireuse se déposa entre ses omoplates si spécifiques, et lui frotta le dos quelques instants. Elle ne se déroba pas, ni ne répondit … De fait, elle ne fit que fermer les yeux. Elle regretta de ne pas pouvoir continuer à boire le contenu de son verre : ce dernier était vide. Elle entendit un soupire un peu caractéristique, et fronça légèrement les sourcils.

Qu’est-ce qu’il y a d’amusant ?
Ma bêtise.
Oh. Okay … ça c'était inattendu ...
Tu sais ma chérie, jusqu’à bien la quarantaine, je pensais que je finirais seul et sans enfant … Et un jour, ya vingt ans, boum. Une aventure d’un soir que j’avais vu quelques mois plus tôt vient me trouver pour me dire qu’elle porte mon fils, qui va naître dans les jours qui viennent. Et je me dis … « oh, un fils, c’est chouette. Au moins, on aura des intérêts communs, et je pourrais essayer de lui montrer des trucs que j’aimais quand j’étais jeune ». Je veux dire, soyons honnêtes : le père qui part faire un week-end pêche et randonnée avec sa fille, c’est pas encore vraiment si commun que ça, si ?
Eh … Jeeeee … suppose que non.
Je sais, je sais. « Il y a des filles qui aiment pêcher et se balader en montagne ». Mais je généralise. Dans tous les cas, j’étais content d’avoir un garçon. Et pendant des années, j’ai eu raison. Tu aimais presque plus les pistolets que moi. Tu voulais que je te raconte des histoires de bagarres héroïques, que je te donne des conseils pour être fort et droit. On faisait des courses à pied, je te donnais des conseils pour être un garçon bien, on partageait plein de choses. Et puis, vient ton coming out … Et, dans le fond, tu as raison. A l’époque, je suppose que j’ai été déçu.
Le géant voulu poursuivre son histoire, mais sa fille le coupa avec un soupire sonore et une petite voix. Hm, j’avais vu. Désolée.
Chérie … Pas par toi.

Pour la première fois depuis qu’il avait commencé à prendre la parole, la tireuse leva les yeux vers son père, et le regarda attentivement pendant un instant. Il souriait. Aussi franchement que son visage le lui permettait. Dans le contexte de la discussion, c’était un peu déstabilisant. Pour une personne lambda, ça l’était encore plus, mais Kathleen voyait des expressions similaires tous les matins et soirs dans la glace de sa salle de bain.

Jamais par toi. Peu importe ton genre, tu restais mon enfant, même si je ne comprenais pas forcément tes sentiments à ce sujet et que je tenais à être prudent. Je n’ai jamais eu de problème avec l’idée que « mon garçon » soit en fait « ma fille », pour le formuler maladroitement. J’étais … Un peu anxieux, sûrement. D’avancer en territoire inconnu comme ça. De devoir t’aider pour un problème que je ne comprenais pas. Et je voulais qu’on fasse les choses bien. Pour toi. Ni trop vite, ni trop lentement … Bon. Sans ta mère, on serait sûrement allé trop lentement. Elle avait beaucoup plus d’initiative que moi sur le sujet, et elle t’a épargné des mois et des mois d’attente pendant lesquels j’essayais plus de me faire à l’idée que de t’accompagner. Ça, je l’avoue, j’ai pas géré. Mais dans tous les cas, que tu réalises ce que tu étais vraiment … ça ne m’a pas déçu. Pas toi, en tout cas.
Alors … quoi ? Où était le problème ?
Et bien … Ton vieux père s’est dit. « Mince. Maintenant, j’ai une fille. Ça veut dire qu’elle va changer … Elle voudra faire des trucs de fille avec sa mère, et passer du temps avec elle, et … Et moins s’intéresser à mes vieilles histoires. Ou à moi. On passera plus du tout de temps « entre mecs » tous les deux. Et j’ai aucune idée de comment y remédier ». J’ai eu l’impression de perdre quelque chose.

La tireuse fronça les sourcils en reculant un peu la tête. C’était bien la première fois que son paternel se confiait à ce sujet. L’idée même qu’il ait pu penser ça la surprenait, à vrai dire. Mais avant qu’elle n’ouvre la bouche, il avait levé la main. Il voulait continuer à parler.

Ca m’a effectivement déçu. Cette sensation de perte. Que les choses n’étaient plus les mêmes entre nous, que … Que quelque chose avait changé. Pendant les premiers mois, j’étais super prudent, aussi. Je ne voulais pas me tromper de prénom, ou dire un truc déplacé sans m’en rendre compte … Je préférais souvent me taire. Des fois je faisais des bourdes, et je m’en voulais, et … enfin, tu t’en souviens. Ça, c’était les premiers mois. Mais pour ma déception, ça m’a pris des années.
Pour ?
Pour réaliser que j’étais idiot. C’est ça qui me faisait rire. Oui, j’avais désormais une fille. Oui, le matin, je devais appeler « Kathleen » pour le petit déjeuner, au lieu de « Billy » … Et bien sûr, tu as passé du temps avec ta mère, pour qu’elle te permette d’explorer ta féminité en t’appuyant sur la sienne. Sans parler de ton départ au lycée, et tout ça … Mais toi … Tu n’avais pas changé. Tu étais toujours toi. Tu voulais toujours être une héroïne, tu aimais toujours les armes à feu, les entraînements sportifs, les idéaux héroïques et les histoires de batailles … La seule différence importante, ce qui mettait de la distance entre nous … c’était moi. Moi et ma bêtise, qui m’empêchait de réaliser que si les choses avaient changé entre nous … C’est parce que moi, j’avais cru que tu devenais quelqu’un d’autre. Alors que tu étais toujours toi-même. Tu l’étais même plus qu’avant, si on peut dire.
A-attends. Attends … Tu es en train de me dire que … Qu’en fait. Si tu … Si pendant toutes ces années, tu étais aussi hésitant et peu … « joyeux », par rapport à mon coming out et à certaines étapes de ma transition … C’était parce que tu avais peur que à cause de ça je te laisse tomber ?
Voilà.

La tireuse garda le silence pendant quelques instants. Elle réfléchissait à un problème dont elle n’avait pas soupçonné l’existence. Elle le comparait à ses souvenirs, plus ou moins récents. A son propre point de vue des choses. Son père ne chercha pas à la presser. Ce qu’elle avait dit un peu plus tôt à propos des expressions était vrai : lui aussi pouvait lire le visage de sa fille avec une aisance inégalée, même par sa mère. Ceci dit, actuellement … Elle avait plus l’air très enivrée qu’autre chose. La faute à l’héritage familial. Il était peut-être assez peu légal de fournir de l’alcool à une personne de 20 ans … Mais lorsque 50% des personnes présentes dans la demeure venaient d’Europe de l’est où la législation sur le sujet était plus … laxiste, hélas, certaines lois allaient être critiquées, moquées et enfreintes à foison. Pourtant, le cerveau de la jeune femme à quatre bras parvint visiblement à une conclusion, qui tomba avec un ton froid.

Tu as raison p’pa … T’as vraiment été idiot.
Oh. Heu …
Ne changes rien hein … Mais t’as été idiot.

Avant que l’ancien héros ne puisse répondre quoi que ce soit, sa fille se glissait sous son bras pour entourer son torse avec les siens, l’enlaçant en nichant sa tête contre son sternum. Le grand dentu resta un instant interdit … Puis se relaxa un peu, bien plus amusé de voir sa fille se montrer aussi gonflée qu’irrité par l’insulte. Après tout, pour l’idiotie, il l’avait dit lui-même quelques instants plus tôt. Il referma ses bras puissant autour de son corps, berçant tendrement la jeune femme qui avait tant chamboulé sa vie. Leur enlaçade ne dura cependant pas longtemps, puisque la mère de la rouge finit à son tour par faire coulisser la porte-fenêtre l’ouvrir pour parler.

Sarah ? J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.
La concernée n’ouvrit pas un œil. Elle n’en avait pas envie. L’idée qu’il y ait une mauvaise nouvelle ne semblait pas du tout l’atteindre, actuellement. Mhhh ?
Tu vois ce vieux mug dont tu te plaignait qu’il était atroce, que Chip t’avais légué, et que tu étais certaine qu’il te l’avait passé pour s’en débarrasser avant son déménagement ?
Celui qui sert de « verre d’eau » à tonton Steve parce que j’ai pas assez de verres pour tout le monde ?
Yupe. Well, bonne nouvelle : il est cassé et tu en es débarrassée. Mauvaise nouvelle : tonton Steve l’avait rempli avec un mélange à l’orange, au kiwi et au liquide de refroidissement que ta famille paternelle boit comme du petit lait, ledit mélange tâche et pue, et on ne sait pas où tu ranges tes produits d’entretiens. Si tu les as sorti des cartons. Ce dont on est pour la plupart convaincus que ce n’est pas le cas. Sauf que toi comme moi savons que certains des cartons en question contiennent des trucs … hmm, comment dire.

Privés. La militaire aux longs cheveux blancs n’eut pas besoin de poursuivre sa phrase : sa fille semblait immédiatement bien plus sobre. Elle avait ouvert les yeux en un instant, s’était redressée et s’était décollée de son père pour bondir dans sa cuisine, puis son salon, en lançant un « JE M’EN CHARGE TOUT DE SUITE !! NAAAN PAS TOUCHE A CA TATA JADWIGA !! » sonore.


Kathleen ignorait complètement que dans les instants qui avaient suivi cette discussion, son père avait briefé sa mère sur ce qu’il lui avait dit et ce dont ils avaient parlé : une incompréhension née d’une idée toute faite un peu bête et d’un manque de communication. Elle ignorait également qu’il s’était pris un taquet de la pourtant bien plus petite femme, qui, à défaut d’être très émotive, n’aimait pas qu’on rende sa fille triste pendant 4 ou 5 ans « par accident ».

Ce qu’elle savait en revanche, c’était que toute cette longue discussion sur le balcon était arrivée à cause de cette perruque … Et qu’elle n’était toujours pas capable de mettre des mots sur la joie qu’elle avait ressenti à l’époque. Le soulagement. L’idée qu’un de ses proches ne la rejetait pas … Ne l’avait jamais rejetée pour ce qu’elle était. Elle n’en voulait pas à son père pour le malentendu qu’il avait clarifié ce soir-là : elle-même avait passé des années à assumer le pire, plutôt que de lui en parler directement. Elle avait évité la confrontation à propos d’un problème, et résultat, elle s’était inquiétée et attristée pour rien … Elle et son paternelle faisaient une bonne paire, tiens, à s’inventer des soucis comme ça.

Posant la masse de fils bleu électriques dans le carton, elle rigola un peu toute seule … Et se frotta le nez du dos de la main. Refermant les rabats, elle se releva, et posa le conteneur avec une délicatesse toute particulière dans son placard, à un endroit dont il ne tomberait pas accidentellement. Elle avait encore des affaires d’hivers à récupérer, après tout.