La soirée avait été un enchaînement de déceptions, pour l’instant. Mais comme les montagnes russes, ces dernières n’avaient vraiment d’impact que si elles étaient précédées par des moments de joie … Le premier avait été d’une simplicité alarmante, mais tout à fait bienvenu. La jeune femme, lorsqu’elle avait finalement clos le stand pour la journée … S’était retrouvée avec du temps libre sur les bras. Assez pour aller au sport, en fait. La chose pouvait sembler évidente, mais depuis l’effondrement (qui avait provoqué le départ de la seule autre employée du stand), la démone n’avait plus eu une minute à elle, devant gérer beaucoup trop de tâches à la fois … Or, recruter le jeune Samuel Dubois avait partiellement pallié à ce problème, et permit à la tireuse de faire sa compta dans l’après-midi, plutôt que la soirée. Elle avait donc décidé de se rendre au club de boxe thaï où elle était inscrite, mais n’avait pas posé le pied depuis un bon mois et demi …

Mais lorsqu’elle arriva devant le bâtiment, son sac sur l’épaule et sa motivation remontée à bloc, elle fit face à sa première déception. Fermé. Un papier sur la porte indiquait que les cours étaient suspendus « jusqu’à nouvel ordre » … Tirant une moue, la tireuse s’était souvenue de façon amer que le prof avait une fille héroïne, ainsi que pas mal d’élèves. Elle avait tourné les talons, et jeté son sac sur son canapé avec un soupire … Mais plutôt que de se laisser décourager, elle avait préféré voir le bon côté des choses : elle ne serait pas couverte de sueur au moment de prendre sa douche. Et elle pouvait encore profiter de la soirée, dont la température était clémente, pour un mois de septembre. Descendant donc de chez elle avec un simple T-shirt et un short, elle avait traîné ses rangers sur le béton des trottoirs sans trop savoir où elle allait. Du centre-ville, elle avait fini par passer à Big Tree, où ses pas l’avaient conduit à un bar à l’ambiance sympathique. Elle n’y connaissait personne, mais ça ne l’empêcha pas de se commander une bière (avec une paille), un sachet de cacahuètes beaucoup trop salées, et de s’installer à une table pour regarder l’écran télé sur lequel le match du jour était diffusé. Les discussions étaient sonores sans être assourdissantes, son siège plutôt confortable, et la tireuse était au chaud : de quoi lui faire oublier sa petite mésaventure de tout à l’heure.

Si ce contexte était réconfortant, ce n’était néanmoins pas le second élément « joyeux » de la soirée, puisque ce dernier se présenta de lui-même au bout de quelques dizaines de minutes en demandant à la tireuse si elle attendait quelqu’un ou si la place était disponible. Un jeune homme blond, avec une barbe de trois jours et des yeux couleur noisette, qui lui fit un sourire charmeur lorsqu’elle répondit que non et l’invita à s’installer. Il s’appelait Erick.

Il y avait quelque chose dans les pupilles d’Erick que la tireuse n’arrivait pas à identifier, mais qui la mettait légèrement mal à l’aise … Ceci dit, ça n’avait pas empêché le jeune homme d’entamer la discussion, qui avait vite fait oublier ses doutes à la demoiselle à 4 bras. Chacun s’était présenté tour à tour en répondant aux questions de l’autre. Elle gérait un stand de tir en centre-ville, lui bossait dans le magasin de son père et pensait reprendre la boutique dans quelques années, quand le dos de son « vieux » ne lui permettrait malheureusement plus d’effectuer ses tâches quotidiennes. Elle avait 25 ans et finit les études depuis un paquet de temps, lui venait à peine d’avoir un diplôme dont il n’avait pas vraiment besoin. Il était un peu macho, à la trouver « quand même un peu grande » et à rouler des mécaniques, mais dans l’ensemble il avait l’air plutôt gentil … Les minutes défilaient sans que la tireuse ne les voit passer, jusqu’à ce qu’elle ne remarque que le match était fini, que le film qui avait été diffusé après aussi, et que les programmes suivants étaient programmés pour une heure beaucoup plus tardive que ce qu’elle avait pensé.  

… ‘chier, j’avais pas vu l’heure …
Tu dois aller te pieuter ?
Bah … hmm … J’ai pas très sommeil, mais en théorie, ouais ?
Si ça te tente, tu peux aussi … Venir regarder un ou deux films de série Z chez moi ? Je suis sûr que je dois en avoir un ou deux assez cheezy pour que tu trouves le sommeil devant ~

La tireuse se figea légèrement. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, il n’était pas très difficile pour elle d’écarquiller les yeux : même s’ils étaient entièrement noirs, la façon dont ses paupières s’ouvraient entièrement ne trompait pas. Ceci étant, la jeune femme reprit assez rapidement contenance … Mais il y avait un peu de quoi être sous le choc, de son point de vue. Elle avait rarement vu une relation évoluer de cette façon-là aussi rapidement … Jamais, même, dans son propre cas. Non pas qu’elle était contre, ceci dit.

« Regarder un film de série Z ». Vraiment ?
Mhhh, ça, ou sinon j’ai une console dernière génération … Mais je connaît pas des masses de nana que ça attire plus qu’une bonne soirée cinéma.
Pfff, tu rigoles ? Adoptant un air de défi alors qu’elle posait un de ses poings contre sa joue, coude sur la table, elle enchaîna : Si tu as trois manettes, je suis sûre que je peux jouer player 2 et player 3 en même temps et quand même te mettre la misère à un FPS.
Ho oh, on aime le défi à ce que je vois !
Le ricanement de la jeune femme fut vite partagé par son interlocuteur, mais elle se redressa en cessant rapidement, son expression devenant un peu plus grave. Hum, plus sérieusement par contre … J’veux pas casser la magie de l’instant ou quoi … encore que je vais le faire de toute façon. Bon, heum … Tu … Veux que je vienne chez toi pour qu’on soit un peu plus … Elle baissa le volume de sa voix pour prononcer ce dernier mot, embarrassée. « intimes » ?
Heum … C’est du direct, ça, pour le coup … Mais … Riant un peu pour se donner contenance, le jeune homme se frotta l’arrière du crâne en se laissant aller dans son siège. Pourquoi pas ? J’veux dire … Il arrive c’qu’il arrive hein … Mais ça me dérangerait pas ?
… Oh. Okay. Je … Moi non plus hein, c’est juste … J’ai pas l’habitude. Et puis, j’préfèrerais être honnête avec toi … Je suis …
Pleine de dents en bas aussi ?
Quoi ? Je … Pff, non, ha ha … Quel con. Ricanant un peu en secouant la tête, la jeune femme se massa le front un instant, cherchant à reprendre son sérieux. Au moins, il avait réussi à la détendre. Non, mais plus sérieusement, c’est pas quelque chose dont je parle à tout le monde, donc si tu pouvais …
Compris, compris. Vas-y.
Bon. C’est … pas grand-chose, hein, et … J’veux que tu saches que je te force à absolument rien … Mais j’préfère que tu ais pas de surprise … au dernier moment, disons.
Bon. C’est un peu inquiétant, mais noble de ta part.
Il se contenta de garder un petit sourire, et la laissa continuer sans la presser. Même si elle ne fit pas de remarque, elle apprécia le geste … Nerveusement, elle reprit en croisant les doigts devant elle et en les fixant. Voilà … Quand je suis née … à la base … Je m’appelais pas Kathleen. Mes parents … M’avaient appelé Billy. Parce qu’à l’époque, j’étais un garçon. Eeeet … Et je me suis aperçue plus tard dans ma vie que ... bah, non, justement, j’étais pas un garçon. Dans ma tête du moins. Du coup j’ai changé de nom, pris des traitements, tout ça … J’ai eu un peu de chance de ce côté-là d’ailleurs … Elle avisa sa propre poitrine, clairement distinguable à travers son haut, et reprit. Maiiiiis je suis jamais passé par le bloc opératoire. Du coup, du côté de l’entrejambe …

Elle marqua une pause ici, et releva finalement le visage pour regarder Erick. Dans ce genre de situations, elle ne pouvait qu’espérer avoir beaucoup de chances : c’était le seul facteur sur lequel elle pouvait vraiment compter. Elle ne savait pas si les préférences d’Erick incluaient des corps comme le sien ou pas, et le fait que le courant passe bien entres eux deux n’avait malheureusement aucun lien avec ça. Au pire, elle pouvait se contenter d’une relation amicale et de passer la soirée à geeker sur un jeu ou un autre … Si elle était encore plus chanceuse que ça, elle n’était pas contre quelques activités de nature un peu plus … Charnelle. L’expression d’Erick était difficile à déchiffrer, aussi chercha-t-elle cependant à modérer ses espoirs. Au bout de quelques instants, il reprit une gorgée de son verre, avant de demander à voix basse.

Donc t’es en train de me dire que tu as toujours une queue, grosso-modo.
Eeeeh … Si on casse la magie, ouais, c’est ça. Mais je veux te forcer à rien hein, j’ai …
Elle allait – avec beaucoup d’hésitation – admettre qu’elle ne voulait lui imposer aucune pratique particulière lorsqu’il leva la main pour l’interrompre. Elle s’interrompit calmement, attendant sa réponse. Donc du coup … T’es toujours un mec.
NON !!

L’éclat de voix était parti tout seul. Le coup de poing sur la table aussi. Mais la grande écarlate regretta aussitôt l’un comme l’autre, et se retourna. Elle avait jeté un blanc sur les quelques conversations qu’il y avait dans le bar … Levant une main ouvert en feignant un petit rire mal à l’aise, elle brisa le « silence » (la télé marchait toujours) pour essayer de sauver un peu les apparences.

Désolée ! J’le referais plus, c’est … tout va bien. Vraiment désolée. Se retournant de nouveau vers Erick en baissant le ton, elle reprit en se prenant le front dans les mains. Non, c’est … Je suis une femme. Trans … mais une femme.
Eh, désolé si ce que j’ai dit t’a mis mal à l’aise, hein …

De ses grands yeux noirs, la tireuse le fixa, passant d’une de ses prunelles à l’autre. Elle s’attendait presque à ce qu’il rajoute un « mais j’ai raison » derrière. Son expression seule criait qu’il n’était pas convaincu par ce qu’elle venait de lui dire. Et après le sursaut émotif qu’elle venait d’avoir … Ce fut d’ailleurs cette même expression qui vint achever de faire couler son cœur dans sa poitrine.

Je … écoutes, j’ai passé une super soirée, mais je … Je crois que je vais rentrer.
Non ! J’veux dire … J’suis sincèrement désolé hein, je disais pas ça contre toi …
Moi non plus. A une prochaine fois sûrement, Erick …

Il chercha à lui attraper un poignet pour la retenir, mais elle se déroba sans trop de mal, et se leva de sa chaise. Posant un billet sur le comptoir, où le barman la remercia de façon un peu bourrue – vu ce qu’elle venait de faire à une de ses tables en même temps … - avant qu’elle ne se dirige vers la sortie à grands pas. L’air froid lui mit presque une claque au visage … Après tout, il ne devait pas être loin de minuit et demi, et elle portait juste un T-shirt à manches courtes et un short qui s’arrêtait en haut des cuisses. Se mettant à marcher, elle chercha à se distraire en se disant que vu que l’utilisation d’alter était impossible dans ce quartier, c’était sûrement pour ça qu’elle avait aussi froid … Elle pouvait projeter des boules d’énergies, comme son père, après tout. Par le biais d’armes à feu, mais à ceci près … Mais rapidement, son cerveau cessa totalement de se poser des questions sur son corps et l’énergie qu’il conduisait, pour réimprimer les dernières paroles d’Erick dans son esprit.

Elle ne lui en voulait pas vraiment de penser ça. Elle savait parfaitement, depuis le temps, que les mentalités ou idées préconçues n’étaient pas des choses que les gens se laissaient « volontairement » inculquer. Mais celle-ci faisait beaucoup plus mal que le froid mordant, qui lui donnait pourtant l’impression de lui transpercer les bras et le ventre. Resserrant ses 4 membres supérieurs contre son torse et les frottant de ses mains, la tireuse soupira un petit nuage de fumée. La perspective de disparaître sous sa couette pour quelques heures la motiva à presser un peu le pas … Si c’était possible, avant qu’elle ne commence à avoir envie de pleurer. Une voix l’en retint cependant, en la faisant se crisper sur place.

KATHLEEN !

La tireuse se demanda un instant si elle devait se retourner ou pas. Elle pouvait sûrement presser le pas pour le semer … elle avait envie de partir en courant, en fait. Mais elle se retint. Aucune chance que ça ait l’air naturel. Il l’avait d’ailleurs vu s’arrêter dans tous les cas … Elle finit par lentement pivoter pour jeter un œil derrière elle. Et ce qu’elle vit la surprit … Et ne lui plut pas du tout.

Erick l’avait suivi, ça c’était évident. Mais en prime, il était avec 3 autres personnes. Vu l’heure et la rue déserte, ce n’était clairement pas une coïncidence. D’ailleurs, le groupe tout entier se rapprocha un peu de la silhouette solitaire, grande tâche rouge sombre et frigorifiée sous la lumière indifférente d’un lampadaire.

écoutes, j’suis vraiment désolé pour tout à l’heure, j’voulais pas te froisser comme ça.
Erick, je t’ai dit que je rentrais chez moi là, j’ai besoin d’être seule. Et c’est qui eux ?
Boah, t’inquiète, c’est juste des potes à moi qui étaient dans le quartier et –
Dans le bar, le coupa subitement la pistolera infernale, dont le ton s’était durçi. Des copains à toi qui étaient dans le bar avec nous tout à l’heure, même s’ils étaient pas installés à la même table que nous. Elle eut un déclic. Au premier abord, elle avait été mécontente qu’il cherche à maquiller la vérité comme ça … Mais là, elle venait de réaliser quelque chose. Oh. Tu voulais que je vienne chez toi pour un pari ou une connerie du genre, c’est ça ?

Vu qu’ils étaient séparés d’une bonne dizaine de mètres, elle ne l’entendit pas répondre. Mais elle était certaine que c’était quelque chose dans la veine de « et merde ». Le langage corporel du jeune homme allait dans cette direction, d’ailleurs. Le grand vide dans le ventre qu’elle avait ressenti à cause de sa tristesse se combla peu à peu. Peu à peu, ou très rapidement, en fait. Avec quelque chose de chaud, visqueux, et puant, qui montait petit à petit en teintant absolument tout ce qu’il touchait … en rouge, ironiquement. Oubliant subitement le froid qui lui dévorait les membres, la grande tireuse s’avança d’une démarche raidie, décroisant les bras et fermant les poings pour se planter devant le blond et sa bande. Il n’y en avait aucun qui arrivait à la taille de la tireuse, même s’ils étaient quasiment tous plus large. Mais elle s’en contre-fichait éperdument.

Je rêve. Donc non seulement tu as passé la soirée avec moi parce que tu voulais attirer une nana « un peu cheloue » - si je reprends tes termes correctement – dans ton pieu, mais en plus même après m’avoir dit ce que tu m’as dit, tu viens avec ton gang pour tenter de rattraper le coup ?
Nan, répondit un type un peu gras à côté d’Erick en arrangeant son bonnet, on voulait t’poser deux-trois questions et p’têt te proposer de revenir au bar, mais le pari on l’a annulé. C’était qu’il couche avec une fille, tu comprends ?

Il faut normalement énormément d’énergie pour balancer un coup de poing capable de coucher un homme adulte à terre et lui faire perdre connaissance. Enormément d’énergie dont la tireuse débordait, à la seconde actuelle. Les trois derniers mots qu’elle entendit firent même déborder son réservoir de cette énergie si puissante et corruptrice qu’on appelait « la colère ». Le bonnet prit son envol en solitaire. Un peu de sang décrivit un arc-de-cercle avant de s’écraser sur le trottoir. Et le type qui avait répondu perdit connaissance avant même de toucher le sol, où il resterait pour encore au moins quelques minutes, voire plus. La tireuse venait de se démolir les phalanges en frappant aussi fort, mais elle ne parvint même pas à y prêter attention, aveuglée par la colère. Son geste prit Erick et la victime du coup au dépourvu. Les deux autres types, en revanche, eurent des réactions bien différentes. L’un tenta d’immobiliser la jeune femme, et l’autre de lui envoyer une droite de son cru. Il fit mouche. Sauf que la joue de Vermillion était couverte de trucs durs, pointus et tranchants, qu’elle brossait deux fois par jours et ne pouvait pas cacher derrière ses lèvres comme tout le monde … Autant dire qu’il se retrouva avec la main en sang, la peau déchirée en de multiples endroits. Ce qui, bien sûr, lui fit pousser un cri de souffrance.

Le cri en question fit reprendre pied dans la réalité à Erick, qui saisit à son tour deux des bras de la tireuse, que le crochet avait sonné. La personne qui la tenait de l’autre côté en profita d’ailleurs pour lui mettre un coup de genoux dans la cuisse, lui tirant une plainte sourde. Mais, bêtement, il avait oublié de lui immobiliser plus d’un bras … Celui qui était libre vint lui administrer une claque monumentale, qui en prime lui percuta l’oreille : il poussa un cri et la lâcha. Elle en profita aussitôt pour lui mettre une ruade, lui enfonçant sa botte dans le ventre et le repoussant à terre.

Décidément, la soirée ne semblait pas vraiment sur le point de s’améliorer …