Les souvenirs d’une personne peuvent revêtir bien des apparences : d’abord, celle d’un vague fragment de mémoire, revenant parfois dans les pensées vagabondes, puis disparaissant, tel une vague sur la plage ; fragment de mémoire, instable, changeant, jamais consistant, s’effaçant peu à peu de la mémoire à mesure que le temps passe, éphémères bouts d’un temps révolu.
           Mais ils peuvent aussi prendre forme dans le présent, sous la forme d’une personne ou d’un objet, souvent amoché par le long et rigoureux travail du temps ; un simple objet, comme tant d’autres, pourtant si important aux yeux de son propriétaire, chargé d’émotions diverses que seul le possesseur peut décrypter, de parfums d’un autre monde où tout semblait parfois plus simple, espoirs et rêves d’antan s’accrochant parfois à l’objet pour lui donner un bien étrange goût de nostalgie et de mélancolie.

          C’est en entreprenant de ranger, pour une fois, son appartement que Kyle allait en faire l’étrange expérience.  Divers objets étaient éparpillés à travers le salon, certains plus utiles que d’autres, appartenant à diverses époques, dont certaines quelque peu oubliées. Cela faisait bien longtemps que le jeune homme se devait de mettre un peu d’ordre chez lui, mais il n’avait jamais trouvé le temps -et la motivation- pour le faire ; alors, profitant d’un jour de repos bien mérité, et prenant son courage à deux mains, il s’était mis à trier un peu ce qu’il avait.
          Au détour d’un tiroir, au milieu de souvenirs d’enfance, il retrouva, par hasard, une petite figurine, tout au fond, écrasée entre deux fournitures. Intrigué, il prit la figurine : les couleurs avaient un peu terni depuis le temps -quand elles n’étaient pas portées disparues par endroit- et certaines parties étaient abîmées, mais on reconnaissait tout de même ce qu’elle devait représenter. Kyle l’observa un instant, finissant par la reconnaître : elle datait de l’époque où il n’était pas encore déçu des héros, douce époque innocente où il les adulait. Il se souvenait même très bien comment il l’avait eue et où -de toute façon, même s’il l’avait voulu, il n’aurait jamais pu l’oublier.


          A l’époque, il avait 7 ans ; ou, plus précisément, il venait d’avoir 7 ans. Connaissant sa passion ardente pour les héros, ses parents avaient longuement économisé pour lui faire une petite surprise le jour de son anniversaire -qui tombait un week-end cet année-là ; quand ce jour tant attendu fut arrivé, ils emmenèrent Kyle vers une destination inconnue -du moins, inconnue pour le garçon. Durant tout le trajet, les pauvres parents durent s’armer de patience, supporter les plaintes et interrogations du Kyle de 7 ans, supporter les « On arrive quand ? », les « J’ai faim ! », ou encore les « C’est encore loin ? », et autres agitations témoignant de la curiosité et de l’impatience du garçon.
          Patience et impatience furent finalement récompensés lorsque tout ce beau monde arriva finalement à destination : il fut impossible, à ce moment-là, de définir à quel point Kyle était aux anges, et à quel point ses parents étaient heureux -et soulagés- de l’effet de leur surprise sur leur enfant. Devant eux se dressait un grand parc d’attraction consacré aux héros, dans lequel une foule compacte se pressait, allant et venant ; mais de ce détail, Kyle n’en avait cure, il voulait juste profiter au plus vite et aller s’amuser.
          Pendant le week-end où ils étaient restés, Kyle avait essayé de faire toutes les attractions proposées -bien que cela n’avait pas toujours été possible-, essayant tant bien que mal de faire acheter quelques souvenirs à ses parents, mais c’était en particulier cette figurine qu’il souhaitait, repérée au détour d’une énième boutique, représentant son héros favori de l’époque dans une pose héroïque, prêt à repartir sauver d’autres personnes ; il avait insisté auprès de ses parents, tellement qu’ils avaient fini par céder et lui avaient offert cette figurine, qui avaient finie oubliée au fond d’un tiroir des années plus tard. Peut-être l’avait-il exposée, peut-être l’avait-il rangée en rentrant, peut-être l’avait-elle-même suivie inconsciemment pendant toutes ces années ; dans tous les cas, Kyle ne se souvenait plus de son existence, jusqu’à très récemment.


          Un an après cet anniversaire qui était, il était bien obligé de se l’avouer, un de ses meilleurs, il découvrait son Alter, puis la face cachée de son idole. Peut-être avait-il jeté la figurine aux oubliettes de sa mémoire à ce moment-là ? Il avait oublié. Cependant, face à ce souvenir d’antan, la nostalgie s’était mêlée à un sentiment d’amertume : elle lui rappelait aussi toutes les désillusions accumulées sur les héros et ses rêves abandonnés.
          Il resta un long moment la figurine en main, perdu dans ses pensées, errant d’une idée à l’autre sans savoir où aller, laissant des sentiments opposés se battre et se répandre dans tous son être : ce fut la sonnerie de son téléphone portable qui le tira de ses pensées. Il répondit à l’appel, qui n’était autre que sa mère lui demandant de ses nouvelles. La conversation fut quelque peu courte, mais juste assez longue pour que Kyle lui fasse part de la (re)découverte de l’objet. Il y eu un blanc à l’autre bout du fil, puis un soupir nostalgique : sa mère lui avoua qu’elle se souvenait parfaitement de ce jour, n’hésitant pas à l’abreuver de détails dont il n’avait guère besoin.
        Lorsqu’il raccrocha, son regard se porta à nouveau sur la figurine en plastique : devait-il la jeter ou la garder. Il songea d’abord à la première option, mais il se ravisa bien vite : malgré sa détestation des héros, cette figurine faisait partie de son enfance, il ne pourrait jamais la jeter. Il décida donc de la garder ; il ne la mettrait pas à la vue de tous, certes, mais il la garderait, peut-être même irait-il la poser discrètement chez sa mère la prochaine fois qu’il s’y rendrait.
          Et puis, contre toute attente, il se ravisa. Il la mit de côté, finit de ranger le salon, avant de revenir vers la figurine ; il la ramassa et la posa sur une étagère, derrière moultes objets. Il n’avait pas vraiment envie de l’exposer aux yeux de tous, et encore moins d’essayer de lui donner un petit coup de chiffon ; bien que peu visible, un bout de son enfance et de ses anciennes ambitions trônait là, en toute pudeur, souvenir de ses anciennes illusions qui, au fond de lui, ne s’étaient jamais totalement éteintes pour de bon.