Les éclats de rire détonent un bref instant et se font aussitôt avaler par le brouhaha constant de voix qui portent et de verres qui s'entrechoquent. Le bruit mat d'une bouteille que l'on repose, le bruit de fond de la musique et les multiples conversations qui tentent de la couvrir, les exclamations qui fusent... Autant de bruits qui te font tourner la tête, ou bien est-ce l'alcool qui te brûle la gorge ? Toute cette foule devrait être un calvaire pour toi, mais d'une certaine façon tu aimes quand les bruits réels noient les pensées qui te gênent tant. Il n'est jamais plus simple de les ignorer que lorsqu'elles te submergent complètement, que tes sens et ton esprit saturés ne parviennent plus à les démêler, et s'embourbent dans une torpeur anesthésiée. Tu as depuis longtemps dépassé le point de rupture et tu te laisses porter par l'enivrement. Tu n'as pas la concentration nécessaire pour te protéger, mais tu t'en fiches au fur et à mesure que tu plonges dans la confusion. Les premiers verres sont les plus pénibles, puis les suivants s'enchaînent avec facilité. L'animation du bar et les potes avec lesquels tu te distrais t'offrent une évasion complète le temps d'une soirée. Tu sais que l'entreprise est futile et lassante, une tradition qui s'est lentement installée dans ton quotidien banal, et qui t'est devenue presque cruciale, surtout au cours du mois dernier. D'un lever de verre, tu balaies les réflexions raisonnées qui tentent de faire surface : tu les engloutis comme ton Old Treacle. Pas ce soir.



Il est près de deux heures du matin quand vous quittez le Devil May Cry, et que vous vous séparez, hilares, pour rentrer chez vous chacun de votre côté. Le tramway ne fonctionne plus, et tu entreprends de rentrer à pieds jusqu'à ton petit appartement du centre-ville. Tu ne marches pas très droit, mais tu es encore suffisamment lucide pour retrouver ton chemin dans les rues de Paradice, bien animées malgré l'heure tardive. Tu te demandes si Hazel sera encore réveillée à ton retour, et tu grimaces en pensant à la moue réprobatrice qu'elle te lancerait en voyant ton état.

« Désolé, Hazel. » marmonnes-tu avec un sourire amer. Tu ne sais pas trop pourquoi elle s'inquiète encore tant de toi. Tu ne fais que la décevoir. Tu lui envies ses convictions, que tu as appris à trouver futiles.

Plus tu te rapproches du centre-ville, et plus les rues se calment. L'air chaud de cette fin août est pesant, et tu commences à regretter ta soirée au fur et à mesure que, livré à toi-même, tu recommences à te perdre dans tes pensées. Ce que tu peux être bête, quand même. Tu sais pourtant que ça se finit toujours comme ça. Tu te fais la morale, tu te braques contre la violence de tes sentiments, mais ça ne t'empêche jamais de recommencer la fois suivante. Tout pour ces quelques heures d'insouciance où tu t'élèves, léger dans ta fuite en avant, peu importe le poids de la chute qui s'en suit inévitablement. Tu commences à parler tout haut, désinhibé par l'alcool qui t'empoisonne le sang.

« Haha, c'est pathétique. Pathétique, hein ? » apostrophes-tu une passante qui presse le pas en t'ignorant.

Dire que tu avais pensé devenir un Héros. Tu te demandes bien quelle tête tirerait le toi de ton enfance en te voyant comme ça. Ils étaient beaux, ses rêves, hein ? Ils étaient beaux les Héros, hein ? Peut-être, mais maintenant ils étaient morts. Et toi, c'était ta lâcheté qui t'avait sauvé du sort funeste de ta mère.

« C'est pas juste, putain. Ce monde est quand même bien pourri. »

Tu t'arrêtes, en réalisant que tu es à bout de souffle. Ce fichu poids sur ta poitrine qui te compresse et t'étouffe. Tu cognes sans réfléchir dans un poteau — et grimace de douleur, sans surprise. Crétin.

À côté de toi, un mec sursaute, surpris par ta rage soudaine. Tu braques les yeux sur lui et le toise un moment.

« Quoi, c'est pas vrai peut-être ? »

Le ton est agressif.
Mais tu as les yeux embués de larmes.

T'es qu'un abruti, t'es qu'un minable, t'es dans un état pitoyable et voilà que tu t'en prends au premier venu sans même prendre le temps de le regarder vraiment. T'as les yeux rivés sur lui, mais tu ne vois que ta propre douleur, Sully.

En vérité, tu t'attendais à le voir passer son chemin. T'avais juste envie qu'il te laisse là, à te battre avec toi-même, en te donnant raison. Tu ne t'attendais absolument pas à le voir s'approcher.

« Est-ce que ça va...? »

Sa question te prend totalement au dépourvu, et tu le regardes enfin.

Il a une drôle d'allure.

Au milieu de la tourmente qui te ballote, malgré la situation, la pensée se fraie un chemin dans ton esprit. C'est la première impression qu'il te fait, maintenant que tu l'as sous les yeux, et que tu le vois vraiment dans la lumière des lampadaires et des enseignes néon. Le désordre de ses cheveux pâles et méchés, sa tenue punk et sa démarche un peu gauche. Mais ce qui te frappe en vérité, c'est son regard réellement, sincèrement, inquiet.

Et toi, tu te sens encore plus con.

Tu ne sais pas si c'est le poids de cette réalisation, de la culpabilité, ou juste l'alcool qui t'engourdit, mais tu t'accroupis, jusqu'à finir par te laisser tomber sur le sol. T'es tombé bien bas, t'amuse-tu à penser amèrement. Allez, ressaisis-toi, Sully, tu vois bien que tu te comportes comme un idiot. Tu prends une inspiration, pour oxygéner ton cerveau, te rafraîchir les idées et retrouver un semblant de contenance. Tu prépares un sourire — après tout, c'est pas censé être ta spécialité ? — et quelques paroles rassurantes. Ça va aller. T'as juste un peu forcé la dose. Tu t'es laissé emporter. Pas de quoi s'inquiéter.

« ...je sais pas vraiment. »

Tu es le premier surpris par tes propres paroles. Tu relèves les yeux vers lui, incrédules et toujours brillants.

« Ah...! Non, j'veux dire... O-ouais, t'inquiète-- »

Te voilà tout perdu, comme démuni face à un acte de générosité que tu ne te serais pas accordé toi-même.

Il est là, la douceur d'un regard face au désarroi de l'autre. Il te regarde, il t'écoute, il t'accompagne silencieusement — c'est comme s'il s'était mis à respirer avec toi. Il va jusqu'à te suivre dans ta chute en s'agenouillant près de toi. Tu avais noté une certaine gaucherie dans son allure, mais alors qu'il tente de ne pas perdre l'équilibre, tu te demandes qui es le plus malhabile des deux. Tu titubes et bredouilles, le cul par terre, les yeux rougis de larmes, et tu as perdu tout contrôle. T'es en chute libre. Mais lui, même si toi tu ne comprends pas bien, il a l'air de savoir ce qu'il fait. Lui, il prend ses propres décisions, et il vient de choisir arbitrairement de dédier quelques minutes de sa vie à un inconnu un peu louche de Paradice. Tu le vois dans ses yeux, tu l'entends dans ton esprit — même si tu ne saurais pas jurer que ces pensées sont bien les siennes, et pas juste ta propre voix intérieure qui monologue en roue libre depuis que tu as englouti ton cinquième verre.

Ton regard embué s'éclaire vaguement.

Il est juste con, en fait.

A la surprise générale, tu sens tes lèvres s'étirer en une sorte de sourire. C'est nerveux, sûrement. La scène est juste tellement surréaliste, et tes pensées de plus en plus confuses. Mais pourquoi te priver, dans ce cas ? C'est pas comme s'il te restait de la retenue, de toute façon. Alors tu te marres, un goût salé dans la bouche.

« Hahaha, j'ai pas l'air très bien, hein ? J'crois pas que j'sois très bien, non. J'sais pas, tu serais bien toi si des salopards de terroristes avaient tué ta mère ? »

Tu secoues la tête de gauche à droite, en signe de désapprobation.

« Tout se fout le camp. Les gens se foutent de tout. Je le sais, je me fous de tout. J'voulais être un héros tu sais ? T'imagines, t'as vu ça ? » demanda-t-il en désignant sa piteuse allure. « La bonne blague. Les gens veulent pas qu'on les aide. Ca veut rien savoir, et ça joue les victimes. Ils t'ignorent, t'oublient, et disparaissent du jour au lendemain. »

Tu le regardes avec l'air sérieux de celui qui sait mieux.

« Tu devrais faire attention. »

Tu lèves une main engourdie, tu lui claques sur la joue, là où t'avais juste voulu la poser.

« Si j'avais joué les Héros, sûrement que j'serais mort, là. »

Tu lui tapotes la joue quelques fois, et si le manque de délicatesse permettrait d'en douter, on devine malgré tout un brin de bienveillance derrière cette étrange entreprise.