« -Moi je n’ai aucun soucis avec le paiement au black, mais maintenant, nous sommes soumis à des règles que nous devons respecter. Je vais t’arranger un rendez-vous à l’hôtel de ville, et tu n’auras qu’à voir ce qu’ils peuvent faire pour toi. N’importe quoi, tant qu’à la fin du mois, j’ai un nom à inscrire sur ta fiche de paye. »

Tels ont été les propos de Felix Accardi.

J’avoue ne pas comprendre. Qu’a-t-il bien pu se passer dans l’esprit de cet homme pour qu’il tienne à ce point que tout soit aussi carré ? En tant qu’ancien criminel, j’aurai pensé son comportement bien plus erratique. Étrangement, il n’en est rien.

Les Repentis connaissent résolument une divergence forte par rapport aux ambitions des autres organisations criminelles. Comme eux, ils exercent leur pouvoir sur les quartiers qu’ils contrôlent et y annihilent toute contestation, mais cette simple dissonance suffit à changer leurs actions par bien des aspects. Ils ne sont plus motivés par l’argent et le pouvoir, mais la pérennité de leur territoire…

Et cela me parait si improbable.

Je n’ai jamais vécu pour autre chose que pour moi-même. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par appât du gain : d’abord pour survivre, ensuite pour assurer mon confort. Cela n’a pas toujours été facile ni agréable, mais c’est un quotidien auquel je me suis faite, et qui a fini par me convenir. J’ai compris que personne ne s’occuperait jamais de moi, et donc qu’il fallait que je le fasse moi-même.

Mais aujourd’hui, voila qu’on m’offre un emploi, avec la vocation d’aider les autres, et la possibilité de régulariser ma situation.

Je n’arrive pas à m’y faire. C’est… Trop étrange.

Si dans la théorie, mon ancien travail consistait à prendre soin des autres, dans le fond, je ne l’ai jamais éprouvé comme tel. D’autant qu’avant cela, j’ai participé à la déchéance de nombres d’individus ayant eu le malheur d’acheter mes stocks. Et cela m’a toujours indifféré.

Et cela m’indiffère toujours.

Que je les aide, blesse, ou sois insignifiante à leurs yeux, mon impact sur les individus alentours ne m’a jamais intéressé. Pour la simple et bonne raison qu’eux aussi, n’ont jamais eu le moindre crédit à m’accorder.

Pour moi, c’est simplement dans l’ordre naturel des choses. On se moque de ce que nos agissements peuvent provoquer car le reste du monde se moque déjà des conséquences de ses propres actions. Donc au final, chacun se contente de faire ce qu’il lui plaît, et aux autres de se débrouiller avec.

Mais voila qu’aujourd’hui, on s’occupe de moi. Voilà qu’aujourd’hui, on m’accorde son attention, et qu’en plus de cela, on me demande d’accorder le mien. Soigner mon image. M’intéresser à tous ces visages anonymes que je ne fais pourtant que côtoyer. Moi, qui ne suis déjà qu’à peine parvenue à satisfaire mes propres attentes.

Quelle vaste blague.

Cette vie invraisemblable que l’on m’offre me paraît toujours plus illusoire à mesure qu’elle se renforce. J’ignore jusqu’où je peux continuer, ni même ce que cela va m’apporter, mais tant que j’en aurai l’opportunité, je continuerai de m’y bercer.

Non pas pour devenir une meilleure personne.

Mais simplement pour mon propre confort.

En espérant que celui-ci ne devienne pas lui aussi une illusion.

C’est avec cet état d’esprit que j'ai fini par me rendre à l’endroit indiqué. Par simple égard envers Smokes, j’ai enfilé mon haut de Repentie. Quant à la personne chargée de m’accueillir, je n’ai fait que lui expliquer être venue sur ses ordres. Il n’y a pas eu besoin de plus pour que je me retrouve redirigée vers le bureau du maire.

Le bureau du maire.

… Qu’est-ce que j’ai manqué ?

Je ne comprends pas. Vraiment pas. Je n’aime pas que la situation s’échappe ainsi de mon contrôle, pourtant, je n’ai d’autres choix que d’avancer vers cette porte. Le Bâtisseur est connu, bien assez pour que moi-même, qui ne m’intéresse guère aux autres, sache qui il est. Ce n’est pas tant ça, qui me perturbe, mais plutôt la disproportion entre ses responsabilités et ma situation : comment un homme en charge d’une ville toute entière peut-il se retrouver à devoir m’accorder de son temps ?

Je ne devrai pas, mais je me sens déjà terriblement mal à l’aise. Sans doute la raison pour laquelle je m’immobilise devant sa porte, et y prends le temps de recouvrer mon calme. Les bras le long du corps, je ferme les yeux, et inspire doucement pour défaire la boule qui noue mon estomac. Je me concentre sur mon souffle, et inexorablement, c’est celui d’un autre qui retient mon attention.

Par delà cette porte, il est tout à fait inaudible. Il n’est pas inexistant, simplement… Lent. Terriblement lent, voire léthargique. Si je ne parvenais pas à capter la lointaine résonance d’un battement de mon cœur, j’aurai presque cru à un soucis d’ordre médical. Il ne semble pourtant ni mal en point, ni en sommeil. Mais plutôt…

Absent.

Cette étrange observation suffit à me calmer. En me concentrant sur cette apathie, l’anxiété s’endort elle aussi.

Et ainsi tirée de ma contemplation, j’ouvre la porte. J’en franchis le seuil, et apparais simplement dans le bureau. Je m’immobilise un instant après avoir refermé derrière moi, et contemple en parfaite expectative l’homme assis en face.

En observant sa mine fatiguée, une pensée traverse mon esprit. On raconte de lui qu’il est déjà mort, une fois. Tout compte fait, peut-être que ma venue fait plus de sens qu’escompté.

Il y a lui, qui est né deux fois.

« -Navrée de vous déranger. On me nomme Velvet. »

Et moi, qui ne suis jamais née.

« -Je suis là à la demande de Felix Accardi. »

Tout est très propre.

Mais pas aussi aseptisé que prévu.

Ou du moins. Pas en apparence.

Ce bureau recèle d’une étonnante personnalité. Pour en avoir côtoyé beaucoup, ils possèdent habituellement, et au plus, quelques plantes vertes, photos de famille et trophées ; au pire, un bordel sans nom et une crasse latente.

Ici, il y a des aquariums, en assez grande quantité, une lance et une tenue de héro. Beaucoup de décorations qui n’auraient pas lieu d’être ailleurs. Mais nous sommes à Starfish. Et plus précisément, dans le bureau de son plus haut représentant. Via ce prisme, le décor ne jure étrangement plus.

Non pas que je puisse m’attarder dessus. Très sincèrement, je n’ai que brièvement observé tout cela. Du coin de l’œil, et dans le peu de temps qui s’est écoulé entre mon entrée et mon immobilisation derrière la porte.

Vieille habitude. S’assurer qu’il n’y a personne d’autre, que ce soit en présentiel, ou par le biais de caméras mal placées.

Mais finalement, il n’y a que lui.

Réellement ? J'en suis peu sûre. Le Bâtisseur lui-même paraît absent. Il ne réagit en tout cas pas tout de suite, ni à mon arrivée, ni à ma prise de parole. Et pourtant, il me fixe. Immobile, je ne peux qu’attendre une réponse.

Cette dernière finit par arriver, sous la forme d’une brève excuse, et d’explications qui l'accompagnent. Passé, amis, photos, alter. Autant de mots qui sortent subitement de sa bouche, sans pour autant trouver une résonance en moi. J’ai l’impression de devoir comprendre où il veut en venir, mais malheureusement, il n’en est rien.

Que sais-je de lui ? Il est en quelques sortes immortel. Dirige la ville. Et j’ai sûrement aperçu sa tête au détour d’un journal. Qu’a-t-il voulu dire ? Se remémorait-il de vieux souvenirs ? Quel rapport avec son pouvoir ?

Peu importe, puisque finalement, c’est lui qui me questionne. Il me tutoie même. Il a l’air d’être pleinement présent, désormais. J’ai enfin l’impression de faire face à une véritable personne, sans pour autant qu’un quelconque changement ait opéré physiquement.

Même si son interrogation me laisse perplexe. Suis-je supposée lui répondre d’ici ? Ou est-ce une invitation à m’avancer ? A m’asseoir ?

Je n’ai aucune envie de passer le reste de la discussion devant la porte, donc je me mets en marche et rejoints tranquillement l’une des chaises installées à proximité de son bureau. A peine suis-je assise, jambes et bras croisés, que je formule ma réponse.

« -Je viens de Californie. Je suis née et j’ai grandi là-bas. Seule. »

Ma voix est ferme, assurée. Si je hache les informations, ce n’est pas pour l’effet, mais simplement car la pertinence de ce que j’ai à révéler découle du fil de mes propos.

« -J’ai passé mon enfance dans la rue. D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai ni nom, ni famille. J’ai fini par me faire une place auprès d’un gang local, que j’ai quitté le jour de l’Effondrement. »

Une subite ellipse de plusieurs dizaines d’années, que je juge tout à fait nécessaire. Je doute que la façon dont j’ai occupé ces dernières l’intéresse, tout comme je ne pense pas avoir envie d’en parler. De toute façon, nous sommes là pour mes papiers, rien de plus.

Même si je ne comprends toujours pas ce que le maire de Starfish vient faire là-dedans.

« -Et me voila. Je n’ai jamais été à l’école, ou dans un quelconque établissement légal. Je doute qu’il y ait une trace de moi quelque part dans les données du pays. »

Autant jouer franc jeu. Si c’est via Felix que je suis ici, tout ce que je lui ai déjà dit peut aisément remonter. De quoi me faire regretter de m’être confiée à lui dès le premier jour, maintenant que je constate sa réelle influence…

Le silence qui suit me démange beaucoup. Je fais de mon mieux pour ne pas le montrer, mais je ne me sens pas spécialement à l’aise. Que ce soit en ces lieux, ou devant cette personne. A tout moment, j’ai la sensation qu’il pourrait me jeter hors de Starfish. Même si j’ignore pourquoi il le ferait, c’est une anxiété qui s’est naturellement instaurée en moi suite à mes très nombreux délits de fuite.

Pour tout dire, je n’aime pas vraiment fréquenter les autorités légales, d’une façon générale.

Et finalement, la question qui, depuis mon arrivée, me brûle les lèvres, jaillit. J’ai besoin de combler ce vide insoutenable par une réponse concrète ; une façon pour moi de m’assurer que j’ai fait jusque là les bons choix.

« -… Sauf votre respect… Est-ce bien à vous de vous occuper de ma situation ?… Je pensais communiquer avec un intermédiaire... Et non pas me retrouver ici. »

Une certaine angoisse m’envahit. Et si… Felix m’avait vendu ?

Je veux dire… Non pas en qualité de criminelle.

Peut-être qu'en fin de compte... J'ai sauté à pieds joints sur un chausse-trape.

Dans l’expectative, je guette la réaction du maire.

C’est avec une certaine sobriété qu’il affirme se montrer plus prudent en temps normal. Entraîné par les rouages de sa tirade, il se lève et entreprend de tranquillement nourrir les nombreux poissons qui peuplent son bureau. Inflexible, je l’observe faire depuis ma position, sans défaire ma posture.

Le Bâtisseur m’évoque ses capacités, sensiblement similaires aux miennes, ainsi que sa compréhension, et le nom d’un de ses appuis logistiques. Si je l’apprécierai ?... Quelle importance ? Que nous soyons amenés ou non à collaborer, je n’ai jamais eu besoin de ça pour accomplir mon travail.

Et quel travail, au juste ? C’est là la grande question.

Il sait qui je suis. Ce que j’ai été. Et me demande ce que je désire être.

Mon regard se détourne à cette allusion là. Jamais je n’avais envisagé la possibilité de réécrire tout mon passé. Cela peut paraître absurde, formulé comme ça. Je m’étais préparée à devoir rendre plus de comptes… Je pensais devoir assumer qui j’ai été, et vivre avec ce spectre pour le restant de mes jours.

Mais mon interlocuteur n’a que faire de ces considérations là. Tout ce qui l’intéresse, c’est reconstruire la société avec ce qu’il a sous la main. Peu importe ce qu’on a été, ce qui compte désormais, c’est ce que nous allons devenir à l’aube de ce nouveau chapitre de l’Histoire.

Lorsqu’il se rassoit, c’est pour préciser son propos. Félix et lui ont besoin de mains d’œuvre et d’oreilles discrètes. Il se trouve que j’ai une bonne ouïe – et à défaut d’une habileté particulière, des jambes solides. Il y a moyen que nous y trouvons tous notre compte.

Je reste un instant silencieuse, en profonde introspection. Au bout d'un moment néanmoins, je rectifie légèrement ma posture.

« -Hmpf. »

Ce reniflement évoque plus de l’indécision que du mépris. Redressant le menton, j’en précise la nature en toisant cet homme droit dans les yeux.

« -Je n’étais pas venue pour reconsidérer mon contrat, très sincèrement. »

Il est vrai que cette journée a pris une tournure bien plus cruciale qu’escomptée. Mais cela m’importe peu. Je ne suis pas du genre à m’embarrasser de détails.

« -Si je comprends bien, tout ce que vous désirez, c’est vous approprier les ressources disponibles, et ainsi avoir une certaine main mise sur la reconstruction du pays ? »

Je tourne la tête. Mon regard s’arrête sur les poissons qu’il vient de nourrir.

« -En somme, vous servir de moi comme d’un simple pion. Une pièce dont vous pouvez disposer pour atteindre votre but. »

Mes bras se décroisent, et mes deux coudes viennent se placer sur chacun des accotoirs. Ma main gauche peut ainsi accueillir mon menton, que je place pardessus avec désinvolture.

« -Cela me convient. Votre façon de faire est sensée. »

Je préfère clairement qu’on reconnaissance vouloir m’utiliser comme un simple outil dans un projet qui me dépasse, plutôt qu’essayer de m’endormir en faignant m’accorder plus d’intérêt que nécessaire. Cela a au moins le mérite d’être clair et honnête.

A moi d’en faire de même, je présume.

« -Je voulais justement profiter de tout ce désordre pour me façonner une place dans cette nouvelle société. Nos intérêts convergent. Je ne vois pas de raison de refuser. »

Je ponctue la suite d’un haussement d’épaules.

« -Ma nouvelle identité importe peu. Mon prénom me convient. Et je n’ai pas de compétences particulières qui justifient un diplôme. »

Je lève néanmoins les yeux au ciel à la réminiscence de quelque chose.

« -Ah, si. Je veux bien un permis voiture. Et port d’armes, si c’est nécessaire. S’il faut passer des tests pratiques, j’accepte de m’y soumettre. Par contre, je ne vous garantis pas pouvoir passer un examen théorique. »

Non seulement je n’en ai guère l’envie, mais en plus, je doute réussir.

« -Et pour ce qui est de mon âge… J’en ai plus qu'assez que mon anniversaire soit fêté à Pâques. J’aimerai quelque chose de plus... Classique. »

Mes yeux se posent sur une horloge.

« -Genre, le 16 Septembre. C’est pas mal. »

Mon attention, elle, se perd un instant dans le vide.

« -On n’a qu’à dire que j’ai eu trente cinq ans aujourd’hui. »