J’expire longuement. A l’horizon, le soleil décline, et dans Starfish, la journée s’achève.

Et tandis qu’une certaine accalmie paraît s’installer dans les rues de Paradice, l’homme à mes côtés me lance un sourire.

« -Alors ? Que penses-tu de ton nouveau job ? »

Mon regard tente de percer les épaisses lunettes de soleil qu’il porte, en vain. Si m’accoutumer à toutes ces rues n’a pas été facile, ne pas pouvoir observer cet individu droit dans les yeux a été la chose la plus perturbante de ma journée. Heureusement pour moi, celle-ci est presque finie.

Placide, je ne réponds pas tout de suite, et balaie plutôt les environs du regard. Mon air pensif ne disparaît qu’à peine lorsque je finis par doucement hocher la tête.

« -Ce costard me tient extrêmement chaud. Mais ça se supporte. »

Il rit.

« -Déjà que tu ne portes pas grand-chose, je doute que le boss te laisse en retirer plus ! A moins que tu ne décides de mettre un chapeau... »

Je grimace. Les hauts de forme ont tendance à ne pas prendre en compte la position et la longueur de mes oreilles. Et en faire un sur-mesure me reviendrait trop cher.

« -Non. Ça ira. »

A nouveau, il rigole.

J’ignore pourquoi parmi tous les Repentis, c’est cet homme qui s’est retrouvé en charge de ma formation. Je reconnais qu’il semble plutôt à l’aise avec les lieux, en plus de faire preuve d’une vigilance remarquable, mais son comportement amical me met mal à l’aise. Jusqu’à présent, toutes mes relations au travail n’avaient absolument rien de semblable à celles de simples collègues… Ainsi, l'idée que nous puissions être des sortes d’associés a encore un peu de mal à se graver dans mon esprit. Certainement que j’aurai encore besoin d’un temps d’adaptation…

En dépit du fait que notre journée se finisse incessamment, il s’entête d’ailleurs à prolonger la discussion.  

« -Et tu vas où, après ? T’es arrivée il y a peu, non ?… T’as déjà un endroit où loger ? »

Je ne peux réprimer un reniflement témoignant de mon agacement. Il pose beaucoup trop de questions. Bien plus qu’on ait pu m’en poser au cours d’une vie entière… Même si mon entretien de la veille avec Felix a pas mal relevé le niveau. J’ignore s’il s’agit d’une curiosité mal placée, d’une volonté de me décortiquer au maximum ou d’une réelle empathie, mais ça a une fâcheuse tendance à me crisper.

« -Pour l’instant, je loue une chambre. »

Je n’essaye même pas de répondre à toutes ses interrogations. Je suis certaine qu’il trouverait le moyen de m’en poser d’autres malgré le fait que je m’efforce à satisfaire son intérêt. Autant économiser ma salive pour plus tard.

Alors que nous cheminons tranquillement vers la buvette tenue par Smokes, je m’immobilise, et me retourne. Mon collègue s’arrête à son tour en le remarquant, et me lance un regard que je devine curieux.

« -Un problème ? »

Je fronce les sourcils. J’ai besoin de quelques secondes pour m’assurer avoir bien entendu, mais finis tout de même par m’expliquer.

« -Je ne suis pas sûre. Depuis tout à l’heure… Le son d’une machine en état de marche répète le même roulis monotone. Là, il paraît complètement déréglé. Voire… Chaotique. Il s’accélère, ralentit…  »

A son tour d’afficher un air perplexe.

« -Une machine ?… Où ça ? »

Je lui indique la direction du menton, après quoi il se gratte le sommet du crâne.

« -Hmm. C’est peut-être l’escalator… Nous ferions mieux d’aller voir. S’il s’est déréglé, des gens ont pu chuter. »

Je m’abstiens de souligner que si des personnes étaient tombées, je les aurai très certainement entendues. Mais il voudra probablement aller vérifier dans tous les cas… Donc, autant en finir au plus vite.

C’est ainsi que je le suis jusqu’au-dit escalator. A mesure que nous nous rapprochons, la certitude que quelque chose cloche avec l’engin se renforce… Et finit par se confirmer à la vue d’une silhouette perchée dessus. Mon partenaire ne peut d'ailleurs pas s’empêcher de lâcher un soupir exaspéré.

« -Bon sang, encore un gamin qui joue avec son alter…  »

Cela en a tout l’air. S’il n’est pas bien grand, le petit garçon aux cheveux bruns qui se trouve actuellement sur l’escalator n’a de cesse de monter, descendre et remonter, le tout en parfaite synchronisation avec l’appareil. Mon collègue se rapproche sans qu’il ne s’en aperçoive, et l’interpelle.

« -Eh ! Je peux savoir à quoi tu joues ? »

Ce qui suffit visiblement à le déstabiliser. Après avoir redressé la tête avec l’expression d’une personne prise sur le fait, l’escalator cesse brusquement ses déplacements, et fait purement et promptement tomber le pauvre garçon en contre-bas. Par précaution, je viens me placer derrière lui et attrape son bras, à la fois pour le forcer à se relever et l’empêcher de s’enfuir. Je laisse ensuite mon camarade Repenti se charger de le sermonner.

« -On ne joue pas comme ça dans les lieux publics ! Tu veux créer un accident ou quoi ?… Et puis d’abord, qu’est-ce que tu fais ici à une heure pareille ? Tu ne devrais pas être déjà rentré chez toi ? »

Même si ça doit faire partie de la procédure, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il passe sa vie à poser des questions aux gens. Face aux explications à la fois confuses et outrées du gamin, il lâche  un nouveau soupir, et m’adresse un signe du menton.

« -Bon. Velvet, t’as qu’à le raccompagner chez lui. T’auras qu’à profiter de la balade sur le retour pour voir s’il ’y a des apparts de dispos dans le quartier... »

Je fronce les sourcils, quelque peu en désaccord avec cette brusque décision. Face à cela, il hausse les épaules.

« -Ben quoi ? ‘Faut bien que quelqu’un aille expliquer à ses parents ce qu'il a fait. Moi, je ne peux pas m’en occuper, je dois d’abord faire mon rapport sur ta première journée au patron. Et il commence vraiment à se faire tard… Si je le fais poireauter, il va certainement se fâcher. »

Et donc, c’est à moi de faire des heures supplémentaires, c'est ça ?… Cela dit, pas comme si on pouvait vraiment parler d’heures… Le ramener ne prendra certainement pas plus de trente minutes. Simplement… Je n’ai pas envie d’avoir à conduire cet enfant jusqu’à chez lui, c’est tout.

Néanmoins, je ne vais pas chercher les problèmes dès la fin de ma première journée. C’est pourquoi je me contente de tirer le garçon par le bras, de sorte à le faire avancer, et marche à sa suite.

« -On y va. »

Et malgré que j’hésite à le faire, j’adresse un court regard à mon collègue avant de partir.

« -A demain. »

Il me salue d’un mouvement de la main. Une fois qu’il a disparu de mon champ de vision, j’avise l’enfant, et réfléchis pendant quelques secondes à la possibilité de me défiler. Je doute hélas que ce soit bien judicieux, et finis plutôt par aller à l’essentiel :

« -Où est-ce que tu habites, au juste ? »

« -Tais-toi et avance. »

Dit comme ça, on croirait entendre un gardien menant un prisonnier au cachot. Peut-être que dans la tête du gamin, la scène est du même esprit. Pour autant, je ne compte pas perdre plus de temps avec lui : on m’a demandé de le ramener à ses parents et de leur expliquer la situation, pour le reste, il n’aura qu’à assumer ses écarts.

Lorsqu’il finit par enfin prendre les devants, je ne peux pas m’empêcher de scruter ses battements de coeur pour voir si je n’y décèle pas l’incertitude d’une entourloupe. Mais c’est un gamin, et difficile de lire ainsi ses intentions… D’autant que la manière avec laquelle il évolue dans les ruelles ne m’est pas sans rappeler celle de mon collègue. Il sait exactement où il va. Espérons que ça soit bien chez lui…

Le soleil est presque couché, et la nuit reprend peu à peu ses droits sur l’île. En réaction de quoi, les routes semblent se vider et les éclairages publiques s’éveillent… Une lumière qui m’a si souvent bercée durant mon enfance. Les lampadaires sont utiles, quand parfois, la peur du noir vous submerge…

Un grésillement se fait justement entendre au niveau de l’un d’eux. Je n’ai qu’à peine le temps de tourner l’oreille vers celui-ci… Que le son d’une explosion vient m’assourdir les tympans. Mon seul réflexe est de donner un coup de pied dans l’enfant à côté de moi, puis de me laisser tomber dans la direction opposée. Mon coude percute le sol mais je parviens à me réceptionner de l’autre-bras, et me retrouve à contempler le lampadaire en feu juste en face de nous.

« -Merde… C’est quoi ça ? »

Je me redresse, non sans enlever les quelques morceaux de gravier de ma chemise. Mes oreilles, elles, restent à l’affût, et pivotent en tout sens pour détecter une nouvelle menace. Mais… Rien.

Le garçon, malgré la chute, se porte plutôt bien. Étonnement, même… Loin d’être effrayé, il me demande simplement si je vais bien. Je le dévisage un instant du coin de l’oeil, pour finalement ignorer sa question, et me remettre en route.

« -Dépêchons. Plus vite tu seras rentré, et plus vite tu seras à l’abri. »

Et surtout, plus vite j’aurai la paix. Si cet endroit est le genre de quartier où des lampadaires explosent sans que ça ne choque les enfants qui y vivent, je préfère ne pas m’attarder ici.

Mais alors que je prie pour que le reste du trajet se passe dans le plus grand des calmes, voila que le gosse ouvre le dialogue. Manquez plus que ça… ‘Faudra un jour m’expliquer pourquoi les gens tiennent autant à m’adresser la parole en dépit du fait que je me montre désagréable avec eux. Peut-être simplement pour me faire chier… Ou peut-être pas, je n’en sais rien et je m’en fous. Je souhaite juste avoir la paix.

Et voila qu’il me demande si je suis de la police, si je vais le laisser se faire gronder, s’il va être puni pour ne pas avoir respecté le couvre-feu, ou si j’ai connu la même situation avec mes… Propres parents. Alors qu’il me pose cette dernière question, je lui lance un court regard noir, mais m’en désintéresse pour plutôt me concentrer sur la route. Je réponds malgré tout, bien que le timbre de ma voix soit aigre et lourd de reproche.

« -Si, bien sûr. J’étais même punie quand je passais trop de temps à questionner inutilement les inconnus. »

Si de prime abord, je doute que ça ait l’effet escompté, il reste étrangement calme pendant le quart d’heure qui suit. Mais est-ce pour autant que j’en ai fini avec lui ? Hélas, non. Au début, lorsqu’il accélère le pas, j’ai espoir que c’est parce que nous arrivons à destination… Mais mes yeux se posent rapidement sur le distributeur vers lequel il se dirige, et m’arrachent un grommellement agacé. J’entrouvre la bouche pour lui dire que nous n’avons pas le temps d’acheter à manger, mais le temps d’arriver à sa hauteur, il s’est déjà payé une boisson. D’ailleurs… Il m’en propose même une.

Je le dévisage sans savoir que dire. Il se moque de moi ? Qu’est-ce qu’il espère, que je lui arrange une excuse auprès de sa mère ? Comme s’il y avait une bonne raison pour laquelle son enfant pouvait rentrer plus tard, accompagné d’un inconnu vêtu d’un costume de la mafia ! S’il veut me remercier de l’avoir sauvé, qu’il le fasse en rentrant bien tranquillement chez lui ! Lassée de cette volonté omniprésente de faire ami-ami, je hausse le ton.

« -A quoi tu joues, au juste ? Si tu espères que c’est en te comportant ainsi que je te protégerai de la punition donnée par ta mère, tu te trompes lourdement. Je suis simplement là pour te raccompagner : dès que je t’ai rendu aux mains de tes parents, je m’en vais. Tu n’avais qu’à y réfléchir à deux fois avant de jouer avec ton alter… »

Au moment de prononcer cette dernière phrase, je fronce les sourcils.

« -… Une minute. A part jouer avec les escalators… Qu’est-ce qu’il te permet de faire, au juste ? »

Est-ce que le lampadaire de tout à l’heure est une farce de sa part ?… Pressée d’en finir, je me détourne, et lui fais signe de s’avancer.

« -Tu dis qu’on est bientôt arrivés, c’est ça ? Alors tiens toi tranquille pendant le reste du trajet, et je tairais peut-être cet incident à tes parents. »

Ainsi, et même si cela m’a paru durer une éternité, nous finissons par arriver devant chez lui. La main lourde, je frappe à la porte, et attends que quelqu’un vienne nous ouvrir. J'ai hâte de rencontrer les adultes qui ont éduqué un tel phénomène, tiens...

Des bruits de pas se font entendre de l’autre côté, jusqu’à ce que la porte s’ouvre rapidement. Une femme se tient désormais devant nous, le cœur…

… Monotone.

C’est vraiment étrange. A en juger la vitesse à laquelle elle nous a rejoint, ouvert la porte, puis réprimandé son fils, je me serai attendue à des battements plus frénétiques, signes de colère ou de stress. Mais il n’en est rien… En dépit des questions qu’elle débite, son rythme cardiaque reste résolument linéaire. Répétitif. Un peu à l’image du roulis de l’escalator. Du moins, jusqu’à ce que ce gamin le dérègle…

C’est ça. On croirait entendre une machine.

« -Nous avons surpris votre fils en train de jouer avec les escalators. Je suis venue vous le ramener. »

Maintenant que c’est fait, je vais pouvoir laisser à cette femme le soin de réprimander son enfant, et vaquer à mes propres occupations. Cette première journée de travail se sera avérée anormalement longue, j’espère que Felix en tiendra compte… Je pense remettre ma recherche d’appartement à plus tard, dans l’immédiat, je suis fatiguée, et surtout, affamée.

… Chose que mon interlocutrice ne manque pas de relever. Après l’anormale proposition du petit Andrew à me laisser rentrer (sérieusement, déjà masochiste, à son âge ?), sa mère « m’analyse » et m’enjoint avec insistance de les rejoindre à table. Quelque peu déroutée par cette offre, je la dévisage un instant sans trop savoir que dire.

« -C’est que…  »

Je suis une parfaite inconnue, vous ne savez rien de moi, on se parle depuis à peine deux minutes et je ne supporte par votre fils. Voilà les mots que j’aurai souhaité prononcer à cette dame qui m’invite à dîner directement chez elle ; néanmoins, je m’en abstiens, et prends plutôt le temps de réfléchir quelques secondes à l’offre. C’est vrai que je suis déjà particulièrement sous-alimentée, rentrer à mon hôtel va me prendre une plombe, et mon dernier véritable repas doit remonter au mois dernier. Je ne compte même plus les sandwichs et plats déshydratés que j’avale depuis ces dernières semaines pour ne pas flamber l’argent dont je dispose… Si c’est certes une situation viable, elle n’en reste pas moins désagréable. Accepter me permettrait d’au moins faire l’économie d’un repas, et sur un malentendu, manger quelque chose d’appréciable.

Je glisse un regard en coin en direction du gamin. Il est bien la seule raison qui me pousserait à refuser… Qu’est-ce qu’il a derrière la tête, au juste ? Pourquoi s’obstiner à faire ami-ami avec moi ? Je ne le comprends pas. Est-il simplement trop insouciant ? Peut-être que je me pose trop de questions…

Je soupire.

« -Très bien. J’accepte. »

Mes yeux viennent ensuite chercher ceux de l’adulte.

« -C’est très aimable à vous. »

Et à la fois très contrariant. Je ne suis pas habituée à ce genre de situation, et ne sais pas vraiment comment réagir. Me taire et m’en satisfaire devrait suffire, mais allez savoir pourquoi, j’ai quelques difficultés à appliquer la seconde étape.

Je finis donc par rentrer à l’intérieur, et observe les alentours d’un œil profondément analytique. Mes oreilles ont beau être à l’affût, je ne détecte la trace d’aucun second parent. Sa mère a mentionné qu’il y aurait suffisamment de nourriture pour trois, j’en déduis donc que je n’aurai pas l’occasion de le rencontrer.

Je prends place à table, et quelques minutes plus tard, le repas est servi. Je me contente d’un hochement de tête envers l’adulte pour la remercier, et de ma fourchette, me saisis d’un morceau du gratin dans mon assiette. Le volute de fumée blanc qui s’en échappe m’évoque une douce chaleur, et l’odeur de crème qui l’accompagne m’est étonnement réconfortante. Enfin, j’enfourne cette première bouchée, et mastique calmement la nourriture. C’est… A la fois craquant, et doux. La chaleur me brûle légèrement la langue, mais me réchauffe surtout la gorge au moment d’avaler. Une certaine satisfaction m’envahit, alors que je ramène ma fourchette vers mon assiette pour une seconde bouchée.

Le silence qui plane à table ne manque pas non plus de me ravir. Je présume néanmoins qu’il s’avère plutôt gênant pour mon hôte qui finit par ouvrir le dialogue, et souligne au passage que nous avons omis de nous présenter. Je hausse légèrement les sourcils en le réalisant. C’est que je n’ai pas pour habitude qu’on me demande mon prénom…

« -Oh. Excusez-moi. On m’appelle Velvet… Je ne suis arrivée en ville que récemment. »

Le doute m’étreint au moment de répondre à sa première question : puis-je vraiment spécifier que j’appartiens aux Repentis ? Non seulement je n’ai reçu aucune accréditation officielle, mais en plus, cela sous-entend mon appartenance à un ancien groupe mafieux. Et en vue de l’anormale propension qu’a cette Vindows à prédire la mort de son fils au détour d’une ruelle, je ne sais pas si c’est une nouvelle qu’elle apprécierait.

Cela dit, je suis déjà à ses yeux suffisamment digne de confiance pour m’inviter chez elle, et mon costard ne va pas la tromper bien longtemps. Puisque je ne suis clairement pas policier, il n’y a pas non plus trente six milles explications qui justifieraient pourquoi j’ai appréhendé son fils.

« -Je viens d’intégrer les Repentis. Aujourd’hui était ma première journée de travail. »

Peut-être qu’en précisant cela, elle n’estimera pas que je suis une criminelle de longue date. Quoique, pour intégrer ce groupe, il faut tout de même avoir un certain bagage… Tendue, je guette sa réaction, tout en surveillant celle d’Andrew. Au final, la colère de sa mère n’a pas été aussi terrible qu’il l’avait sous-entendu, donc peut-être se montrera-t-il moins envahissant.

Vindows est du genre… Bavarde. A peine ai-je répondu une phrase ou deux qu’elle enchaîne en déballant tous ses pronostics et réflexions sur la question d’avant. Visiblement, que je sois une Repentie ne l’a surprend en rien, et ne la dérange pas non plus tant que ça. Par contre…

« -On fait tous des erreurs dans la vie. »

Ma mâchoire se referme un peu sèchement suite à sa remarque. Ma vie… N’a clairement pas été des plus dignes. Que cela soit vis-à-vis des autres… Ou de moi. Pour autant… Puis-je vraiment qualifier tous mes choix d’erreur ? Je n’ai jamais rien fait d’autre qu’opter pour la survie. Ce n’est pas comme si j’avais vraiment eu le « choix », justement. Soit je vendais de la drogue, soit je mourrais de faim. Soit je me prostituais, soit je mourrais de froid. Certes, mes faits et gestes sont tout ce qu’il y a de plus discutables sur le plan éthique… Pour autant, je doute de pouvoir les qualifier d’erreurs.

Ce sont eux qui m’ont permis de rester en vie.

Ainsi, je ne peux tout simplement pas les regretter. Heureusement d’ailleurs que Vindows souligne n’avoir que cure de mon passé… Elle ne me juge en tout cas pas mauvaise, et c’est tout ce qui m’importe. Je préfère ne pas attirer l’attention. D’autant plus quand je suis dans la maison d’une des membres des Aquaforces… Puisque je suis relativement peu renseignée sur le sujet, je présume que c’est là une bonne occasion d’en apprendre plus sur Starfish et son environnement.

« -Je ne suis pas très aux faits des mesures de protection mises en place à la suite de l’Effondrement. En quoi consiste votre rôle, au juste ?... »

Ce n’est qu’en achevant ma question que je réalise la maladresse de ma première remarque. J’évoque l’Effondrement comme une date lambda inscrite sur le calendrier, mais… Si cette famille en a été victime, peut-être aurai-je dû prendre plus de pincettes.

L’interrogation qui suit ne fait justement que renforcer cette appréhension. Sourcils froncés, mais cette fois-ci par pure perplexité, je dévisage Andrew après qu’il m’ait demandé si j’avais connaissance d’un certain Loud Ethan. J’entrouvre la bouche pour répondre, et-

Je sursaute lorsque le poing de Vindows percute la table. Après quoi, j’adresse un regard des plus surpris à la mère de famille, qui elle, réprimande son fils. Ce n’est pas tant le son produit par le choc, ou le brusque énervement dont elle témoigne, qui me déroute, mais plutôt... L’absence complet de signes annonciateurs. Son rythme cardiaque n’a cessé de répéter le même motif monotone, et continue perpétuellement en dépit du fait qu’elle soit en train d’engueuler son enfant. C’est extrêmement dérangeant : à aucun moment je ne perçois la moindre variation dans ses battements.

Au final, je n’ai même pas eu le temps de m’interroger sur l’identité de ce fameux Loud, ni de me pencher sur l’étrange tempérament de Vindows, que Andrew monte lui aussi dans les tons. Visiblement, cette personne dont il recherche des informations est son père, et cette quête déplaît à sa maman… Qui témoigne d’un certain franc-parler au moment de rétorquer.

« -Il est mort, Timmy. »

Complètement dépassée par la tournure des événements, je ne peux que dévisager tour à tour les deux interlocuteurs. Comme on aurait pu le prévoir, Andrew fond en larme, et accuse sa mère de lui mentir éhontément. Mais pas seulement, puisqu’il précise également haïr sa passivité, et sa vraisemblable tendance à disparaître au travail. Après quoi… Le garçon file dans sa chambre, conformément à la volonté de sa génitrice.

Un lourd silence s’installe dans le salon après que Vindows ait vainement tenté de le retenir. Je ne sais plus quoi dire ni que faire… Dans l’immédiat, je ne me sens absolument plus à ma place dans cette maison. Je suis clairement de trop dans cette histoire, et… Tout compte fait, je me demande si céder au caprice d’Andrew était une bonne idée. Maintenant que je sais pour son père, je ne doute pas qu’il soit plein de bonnes volontés. Seulement… Lui laisser croire que je pouvais lui être utile me paraît être une terrible erreur ; quand bien même cela n’a jamais été mon intention.

Je vais être franche, sans les excuses de Vindows venues briser ce blanc, j’aurai très certainement pris congé dans les secondes qui suivaient. Mais vraisemblablement, l’adulte éprouve le besoin de se confesser, et ce en dépit du contraste entre la mélancolie de ses paroles et la monotonie de son cœur. Évidemment, comprenez bien que je ne peux me dérober.

Ainsi précise-t-elle mieux sa pensée d’il y a quelques instants. « On fait tous des erreurs »… La sienne serait de ne pas avoir su prendre en charge son fils. Elle ne comprend pas son obstination, et s’inquiète de le voir autant s’investir dans la recherche de son paternel. Pour autant, elle paraît incapable de définir quoi faire.

Voilà pourquoi elle m’interroge.

J’avoue rester pantoise pendant un court instant. C’est que… Je ne sais pas si je suis la mieux placée pour discuter de ces choses là. La vie de famille m’est parfaitement inconnue, et jamais je n’ai vraiment eu à m’occuper d’enfants… En quoi mon avis peut-il être pertinent ?

Pour autant, diverses pensées traversent mon esprit. Dans l’immédiat, la femme grâce à qui j’ai pu manger ce soir a besoin d’aide, et… J’ai beau ignorer si je suis en mesure de lui en fournir, au moins puis-je essayer.

« -Hmm. Je ne suis pas une experte dans le domaine, mais… Si le fait que votre enfant agisse de son propre chef vous inquiète, pourquoi ne pas le mettre sous la surveillance d’un tuteur ? Vous pourriez embaucher quelqu’un chargé de s’occuper de lui pendant vos heures de boulot. »

Je ne lui laisse que quelques secondes pour réfléchir à cette première idée jetée dans le vide, avant de développer.

« -J’ai peur hélas que cela ne règle qu’une partie de vos problèmes. Certes, ainsi, votre fils sera en sécurité, mais… Je doute que cela suffise à calmer son… Obsession. »

J’ai quelques secondes d’hésitation avant de prononcer la suite. Mais puisque je suis lancée, autant aller au bout. De toute façon, si je m’aventure sur un sujet trop pointilleux et qu’elle décide de me mettre à la porte, au moins ai-je déjà eu le temps de finir mon assiette…

« -Permettez mon indiscrétion, mais il y a-t-il une raison pour laquelle vous semblez si peu préoccupée par le sort de son père ? En fait… Je me questionne quant à la nature même de vos… Émotions. Dès l’instant où je vous ai vue, j’ai perçu une sorte… D’éloignement entre ce que vous exprimez et ce que vous ressentez. Est-ce une caractéristique de votre alter ? Se pourrait-il que… Vous n’éprouvez pas les sentiments de la même manière qu’un humain lambda ? »

N’ayant pas réellement besoin d’une réponse, je recule légèrement ma chaise, et me lève doucement.

« -Car si tel est le cas, peut-être devriez-vous reconsidérer que ce qui "n’en vaut pas la peine" à vos yeux, revêt au contraire une grande importance pour votre fils. »

Incertaine, je ne sais pas tout de suite avec quoi enchaîner une fois debout. Je crois que le mieux que je puisse faire dans l’immédiat, c’est simplement m’en aller et les laisser méditer sur leur situation. Bien que… J’ignore dans quelle mesure Andrew peut réfléchir à tout ça. Peut-être devrai-je…

« -… Si vous le permettez, j’aimerai adresser quelques mots à… Timmy, avant de m’en aller. Je pense avoir déjà suffisamment abusé de votre gentillesse comme ça, et… Je ne tiens pas à m’attarder plus longtemps. »

Qui aurait cru que je me retrouverai mêlée à une dispute de famille dès la fin de mon premier jour de boulot ? Pas moi, en tout cas. Bon sang, tout ça pour avoir entendu un escalator qui déraille… Il y a des jours où je me demande si mon ouïe est vraiment une bénédiction.

Laissant Vindows seule en contre-bas, je monte lentement les escaliers menant à l’étage. J’arrive assez rapidement devant une porte fermement close, et derrière laquelle quelques pleurs se font parfois entendre. Je prends une légère inspiration le temps de réunir mes pensées, et donne deux coups secs, sans pour autant ouvrir la poignée.

« -Andrew ?… J’ignore tout de ce Loud Ethan que tu recherches, mais… Dès demain, je ferai circuler l’information au sein des Repentis. Si jamais nous trouvons quelque chose, je te tiendrai alors au jus. »

Je me rends bien vite compte que je n'ai rien d'autre à ajouter. Je pourrai bien lui présenter mes excuses, ou quelque chose comme ça, mais... J'ai peur de rester bien étrangère à toute cette histoire. Voila pourquoi je finis par me détourner, et me prépare à simplement repartir en sens inverse.

« -C’est tout ce que je peux te promettre… Au-revoir. »

Sans grande surprise, la réponse d’Andrew se fait amère. J’aurai bien quelques mots à lui toucher sur son attitude, mais je doute qu’il soit en état de les entendre. Et de toute façon, je ne suis même pas sûre d’en avoir envie.

C’est donc laconique que j’effectue le trajet inverse, et redescends les escaliers. En bas, sa mère m’attend. Je me contente de lui adresser un court hochement de tête, pour ensuite prendre la direction de l’entrée.

« -Merci pour le repas. Si nous sommes amenés à surprendre votre fils tenter quoi que ce soit d’irréfléchi, nous vous le ramènerons. »

Je ne suis pas certaine de pouvoir ainsi parler au nom des Repentis, mais je me voyais mal quitter cette demeure sans en dire plus.

Qu’à cela ne tienne, Vindows s’avance précipitamment vers moi et me demande d’attendre un peu. Perplexe, je m’immobilise et me retourne pour l’entendre me remercier vis-à-vis de ma présence, et mon écoute.

Cela aurait pu s’arrêter là, mais elle rebondit alors sur mes précédentes paroles.

Je dois reconnaître écarquiller légèrement les yeux au moment où elle dit avoir réfléchi à mes propos, et m’enjoint de devenir la tutrice d’Andrew. Offre qu’elle qualifie elle-même d’invraisemblable, mais pourtant savamment pensée. Elle me promet même un salaire deux fois supérieur à celui que je recevrai en tant que Repentie, et un endroit où loger si besoin en est. Elle insiste sur le fait d’accepter toutes mes potentielles conditions de recrutement, avant de prendre conscience que le tout est peut-être un peu précipité…

Et si elle déclare en rien m’obliger, je sens à son regard planté dans le mien qu’elle espère déjà une réponse de ma part.

Lorsque le silence se fait dans l’entrée et que vient mon tour de prendre la parole, je ne peux qu’entrouvrir la bouche sans pour autant émettre le moindre son. Tout ceci va… Beaucoup trop vite. Cette femme serait prête à embaucher une parfaite inconnue, à la payer, loger et nourrir pour surveiller son fils, simplement car elle a été de bon conseil ? Alors même que j’arbore cette veste de Repentie, signe d’un passé pour le moins sombre et douteux ? Ce n’est même pas comme si j’avais une quelconque qualification pour la surveillance d’enfant !… Ai-je au moins déjà gardé un enfant ? Je ne suis même pas sûre d’apprécier leur présence ! Et d’ailleurs… Andrew m’a particulièrement tapé sur les nerfs, durant notre trajet. Évidemment, je ne pourrai pas dire une chose pareille à sa mère, mais c’est un élément à prendre en compte avant d’accepter une telle proposition…

Un salaire doublé et un toit sous lequel vivre… Présentée ainsi, cette offre est la meilleure des opportunités, mais tout de même… Je ne vais pas quitter mon travail de Repentie dès la fin de mon premier jour par simple appât du gain. Smokes m’a accordé sa confiance, puis-je vraiment me permettre de la trahir si tôt ? Certes, je n’ai pas eu le moindre remord à vendre de la drogue, ne me suis jamais intéressée à la fidélité des hommes qui voulaient de moi, et ai même braqué mon ancien patron… Pour autant, j’apprécierai conserver le peu de dignité qu’il me reste.

Encore un peu déconcertée par la demande, je finis par simplement afficher une expression désolée.

« -Vindows, je... » incertaine, je cherche mes mots « J’apprécie que vous me fassiez autant confiance, mais… Peut-être feriez-vous mieux de réfléchir tout ça à tête reposée. Je viens à peine d’arriver à Starfish, et… Je ne peux pas d’ors et déjà trahir la confiance de mes nouveaux employeurs. Votre offre ne m’est pas sans intérêt, simplement… Je crains de ne pas pouvoir l’accepter dans l’immédiat. »

Un peu de la même façon que j’ai quitté Andrew un peu plus tôt, je me détourne, et cette fois-ci ouvre la porte. Je franchis le palier éclairé par les lumières extérieures, et adresse une dernière œillade à mon hôte.

« -Passez une bonne soirée. »

Et je m’en vais.

Les rues sont désertes et seule la fraîcheur de la nuit me tient désormais compagnie. J’ignore quelle heure il est, mais je sens que le temps d’arriver à l’hôtel… Je vais dormir peu. Au final, ce simple détour se sera avéré beaucoup plus long – et mouvementé – que prévu… Même s’il m’aura au moins permis de me remplir la panse. Mais est-ce que cela en valait vraiment la peine ?

Je pense que oui. Au moins, je sais maintenant à quoi m’attendre de la part des habitants de Starfish… Cette île devenue le centre de tant d’intérêts suite à l’Effondrement, possède vraisemblablement des locataires versatiles.

Espérons que cela ne porte préjudice à personne.






Le village flottant est à proximité de Paradice.

De ce fait, il ne me faut que peu de temps pour le rejoindre. Cela m’arrange, puisque mon timing est plutôt serré… Mais vraisemblablement, je suis suffisamment en avance. C’est qu’il aurait été contraignant d’arriver en retard…

Je fourre les mains dans les poches de ma veste, et fixe le portail de la Campbell Academy. Cette école est la dernière du pays à former des supers-héros… Je me demande ce qu’un garçon comme Andrew peut faire là-bas. D’autant que sa mère ne paraît que peu apprécier ses prises de risque… Enfin, non pas que ça me regarde. Simplement, je serai un terroriste cherchant à éradiquer les héros, j’aurai toutes les raisons de m’attaquer à cette bâtisse… Le dernier bastion symbolisant ce système n’a en tout cas pas l’air bien solide.

Après un court instant, le brouhaha de la marche et des dialogues étudiants vient accaparer mon attention. La journée des cours se termine,  et les élèves non pensionnaires rentrent chez eux. Une fois le portail passé, ils s’engouffrent sur les pontons en bois pour regagner le gros de l’île, et vaquer à leur occupation.

Je finis par apercevoir celui que je recherche. S’il ne m’a pas tout de suite remarqué, je me manifeste auprès d’Andrew en me plaçant sur son chemin.

« -Salut. »

Il semble quelque peu surpris de me voir, ce qui paraît tout à fait compréhensible suite à nos échanges d’hier. C’est pourquoi je ne tarde pas à lui fournir quelques explications.

« -Ta mère et moi avons beaucoup discuté, hier soir. Elle s’inquiète pour toi. » je marque un temps pour le laisser resituer le contexte, et enchaîne « Elle m’a demandé si je ne pouvais pas prendre en charge ta surveillance et laisser tomber mon job actuel. J’ai refusé. Et ce matin, je suis retournée la voir. » j’expire ensuite lentement « Ma situation est précaire et je n’ai nul part où dormir. Pour autant, je ne tiens pas à quitter les Repentis. Je lui ai donc proposé de m’occuper de toi pendant mon temps libre. Comme tes horaires de cours sont proches de mes heures de taff, c’est faisable. En échange, j’ai le droit à un salaire supplémentaire, et un toit. »

Mon ton se fait plus impératif.

« -Je vivrai chez toi, désormais. Et en dehors de l’école, tu seras sous ma tutelle. »

Je détourne le regard.

« -J’espère que ça te convient, parce que tu n’as pas trop le choix. »