Mm? Oui, pardon, je pensais à autre chose... Mes “épaules brisées”.

J’ai trouvé que votre expression était plutôt juste tout à l’heure en fait. Vous me cernez assez bien, docteur. sourire Bref. Je... Où est ce que j’en étais, déjà?... Ah oui, c’est ça, pardon. Un mot, vous aviez dit un mot, pour me décrire..

"Absent?" Je sais pas... Est-ce qu'il y a vraiment un mot que je pourrais vous sortir? Peut être pas. Absent, c'est sûrement le mot qu'utiliseraient les autres. *esquisse d'un sourire*
Je les comprends. C'est que les interactions sociales, les genres de phrases creuses à sortir en permanence et à écouter, qu’on entends résonner sans arrêt dans nos grandes coquilles... c'est pas ce que je... préfère, dans la vie.

Ce que j'aime bien ce sont les choses plus simples, ce sont mes gribouillis sur du papier, tapoter sur les touches d'un piano, la pâte de coin qui fond sous mes dents, regarder des garçons qui ne me regardent pas, danser, seul. Voilà. Ça c'est des choses qui... Je trouve ça rassurant, non ? Ma coquille est plus souple alors, elle... Se détends.

Oui… c’est comme ça que je les appelle. Mes os, ma peau, mes yeux, ma chair pâle, mes ongles.. tout ça là. Une coquille. Encore fragile je pense. Parfois cassante.

Pardon...

Je… j’évite le contact de façon générale, je pense que vous l’avez déjà remarqué... Physique. Intime, social. C’est pas que je déteste ça, hein, c’est que je ne trouve pas ça... évident. J’ai peur de faire un écart, un faux-pas. De me trouver dans cet impasse où les regards se croisent dans la gêne. Vous comprenez?

Alors je m'enfouis dans mes écharpes épaisses, dans mes pulls doux et sombre. J'aime bien des fois des petites touches de couleurs mais... Discrètes.

Je sais plus ce que je disais. Pourquoi je... parles autant ? Je suis désolé, d'habitude je me tais. Je ne dis pas à haute voix toutes ces idioties sans intérêt !

Il… Il parait aussi que je suis capable d'encaisser énormément, de cacher ma souffrance sous cloche, c’est ce que disait mon frère... Je ne sais pas si c'est vrai, mais c'est vrai que je ne suis pas du genre à hausser la voix pour des bêtises... J'en paie parfois les frais.

Sauf des fois, où… Et bien, où je me suis fais peur à moi même. *ses poings se serrent* Poussé à bout, j’ai déjà... fait rediriger d'un coup tout ce que j’enfouissais. Toute ma colère que j’avais blotti, palpitante sous ma poitrine. Elle est partie contre les autres, d'un coup sec, violent. Je…

Je préfère pas en parler.

Désolé... *yeux baissés*

Je.. c’est… c’est bon? Ah non, vous avez encore d’autres questions?... D’accord, je… je comprends. Ca ne durera pas trop longtemps? Non, comme c’est juste…

Oui, pardon.

Ils ne m'auront pas, docteur. Ils ne me toucheront pas. Il faut que je les maintiennent à distance, vous comprenez? C’est un peu comme… tenir à bout de bras une distance sûre, entre ma coquille fragile et celle des autres.. Elles sont fragiles aussi, elles aussi. Et si elles se brisaient? Si la mienne se brisait, qu’est ce qui se passerait?

Il… il faut pas se dévoiler. Il faut sourire quand il le faut, ne pas faire voir de failles. Ne pas flancher. Rester… doux. Mais comment je peux faire, moi? Lorsque tout le monde me pousse sur cette scène ridicule, comme un symbole d'espoir ! Qu’est-ce que j’y peux si tous ceux qui auraient dû être à ma place sont tous…?

Je ne mérite pas d’être là.

Je sais que… ma mère est persuadée du contraire, mais…

Depuis que je suis petit, mon alter attire l'attention des éducateurs, de ses amis. Des Grands. Tout ça parce qu'elle leur en parle tout le temps.

“Je suis sûr que vous constatez comme moi, que mon fils doit absolument être accompagné de près pour son cursus, je suis sûr que son avenir… que tout le monde verra à quel point il est plein de magnifiques promesses, vous voyez ce que je veux dire? Comme son alter, vous comprenez? Depuis qu’il est petit, j’ai constaté très tôt qu’il avait beaucoup d’avance sur les autres, je suis sûr qu’il ne décevra personne… Je vous le promet ! Mon garçon est si doué. Il ne faudrait pas… vous comprenez? Le laisser de côté !”

Oui, Maman. J’ai baissé la tête pour acquiescer. Et au fond de moi j’avais toujours cette voix qui murmurait : "Non, Maman… Non." Une voix qui n’a jamais franchi les murmures.

*Je me rends compte que ma voix a changé de ton. Tremblante. Derrière moi, une lueur rougeâtre me caresse les cheveux. Je me tourne. Ma bouche flotte dans les airs, déformée par la douleur.*

Désolé, je….

Vous vous excusez souvent, Coral. Trop souvent. De quoi est-ce que vous vous excusez, exactement, est ce que vous en avez la quelconque idée?



*La réplique spectrale s'éteint peu à peu* Oui, je crois que… je crois que sais, oui. J’ai toujours su, mais c’est plus fort que moi, alors ça sort, comme un sursaut, un hoquet que je peux pas réfréner, même en buvant l’eau à l’envers. Je m’excuse de… de ce que j'ai fait quand.. *j’évite son regard* J'était petit mais moi je.. ..*se prends la tête dans les mains* Personne ne sait que j'...

Votre père.


Bien sûr... Et votre mère? Qu’est-ce qu’elle vous avait dit ce jour là? Lors de l’incident? Vous vous en souvenez?


"Mais non… Non, non, non mon chéri, tu te trompes. Ton père s'est… s'est… ça n'a rien du tout à voir avec toi… Regarde moi ! Rien, d'accord ? Tu… Tu n'étais même pas là, tu te souviens? Tu n'aurais PAS pu le faire de toute façon. Mon chéri, tu es encore si jeune... Tu ne maîtrisais encore… rien. Rien du tout, même si… Mon cœur...

Puis j'ai senti les larmes sous les yeux de ma mère. Tapies, refusant de sortir… Ses bras m'ont enveloppé dans le silence. Elle me disait que je ne maîtrisais rien. Dans tous ces mensonges, c’était le seul petit éclat de vérité que je percevais.

Un caprice avait tué mon père.

Ce jour-là, je ne sais plus pourquoi, j'étais en colère. Frustré de ne pas avoir ce que j'avais demandé depuis des heures. Un jouet, une glace, un dessin-animé, peu importe... Mais lui, il ne répondait pas. Je voyais seulement son dos. Son dos immense cachant l'encadrement de notre petite fenêtre.

Impassible il laissait dégager la fumée de sa cigarette devant l'éclatante lumière d'un soleil trop lourd, penché au dessus de la route. Et moi dans le salon, je trépignais sur place, le visage rougi de colère, mes poings s'agitant dans tous les sens. Ma mère écoutait la radio dans la cuisine, découpait des légumes. Elle attendait que ça passe. Mais ça ne passais pas.

Puis... *Je marque une pause. Mes poings se crispent*

Il y a eu cet éclat de lumière rouge. Violente. L'un des poings était parti. Il heurta... violemment mon père à l'épaule. Mon alter. Mon Shell Extender s’était réveillé pour la première fois.

Papa a... basculé par dessus la rambarde. La fracture fatale l’a tué deux étages plus bas.

Le visage de ma mère est apparu. Blême. Des larmes apparaissaient au coin de ses yeux écarquillés d'incompréhension. Des vibrations dans son corps... Des doigts qui s’agitaient. Lentement, elle a repris son souffle. On n'entendait plus que mes stupides plaidoyers...

“Pardon, pardon, pardon, pardon, Maman je voulais pas… “

Je ne pouvais répéter que ce mot là en boucle. Ca ne s’arretais pas. Je voulais réparer Papa. En m'excusant, je voulais qu'il revienne, qu'il accepte mes excuses, qu'il n'aille pas à l'hôpital à cause de moi... Je pensais. Que ça le ferait revenir.

Alors… Elle m’a ramené à ma chambre. Puis elle a pris le téléphone. Je n’ai rien entendu. Je sanglotais encore mes excuses suppliantes.

“Pardon... Pardon… Je suis désolé, pardon...”

J’ai compris plus tard ce que ma mère opérait dans les pièces d’à côté sous mes pleurs. Elle couvrait l'affaire. Sous des draps sanglants. J’étais

“Innocent”

Mon père s’était tué.

“Personne ne comprends, je vous assure”.

Mon père n'avait aucune raison de se donner la mort. Ca n'avait pas de sens, même aux yeux des gens. Nous non plus ne comprenions pas.

Elle a tout fait pour que j’oublie. Elle a tout risqué, tout mis en danger pour faire de cette réalité, un mensonge trahissant la douleur du réel. Celui qui est horrible, qu’on ne nomme pas. Et je ne dois rien dire. Je ne dois me souvenir de rien. Il FAUT que ça s’efface.

Après se l'être répété toutes ces années, j'ai fini par comprendre que ça ne servait à rien.. Qu'elle serait toujours là, cette petite tâche suintante, toujours la sur l'arrière de ma nuque, une petite tâche qui ne me quitte pas, purulente, qui me murmure la voix de Papa…

Ma mère lisse les plis. Et me pousse à devenir un héros. Comme si tout ça… allait racheter quoi que çe soit.

Pardon, je…

Pardon.

… Rien. Rien du tout, monsieur. J’en suis toujours... au même point. Je vais devenir un héros, il paraît. Comme l’a toujours souhaité ma mère. Au fond je ne sais pas pourquoi, mais je suppose que c’est une bonne chose. Je ne me sens pas prêt. Tout le monde pense que mes bons résultats sont forcément le reflet d’une motivation à toute épreuve. C’est faux, vous le savez bien.

Travailler dur, ça… m’évite surtout de ne pas me sentir à la traîne, vous voyez? Et de moins me faire remarquer. Oui… bon du coup ça ne… marche pas toujours. Je… Je… Je préfères ne pas y penser, si ça ne vous dérange pas. Désolé, je suis juste pas très à l’aise avec ça. Je suppose que… personne ne me déteste? Les profs ont du mal à me cerner, je crois. Voilà… A part ça je… Voilà. *se racle la gorge* . Je m’en sors bien, disons. Parfois, je… il sort de ma coquille dans le reflexe de me protéger. Parfois un peu pour rien. Je déteste quand ça m’arrive, que je ne le contrôle pas. Ca… ca me rappelle parfois le… l’incident.

Vous savez, pendant de longues périodes au collège, j’ai refusé de le laisser s’exprimer, je l'enfouissais en moi pour ne plus jamais le voir ressurgir. Avec le temps j’ai appris à m’en servir occasionnellement. Petit à petit, j’ai intuitivement appris à le maitriser pour faire le bien autour de moi. Vraiment pas grand chose, vous savez. Des services.

J’aurais du garder ça pour moi, évidemment. Maman avait presque laissé tomber ses idées de faire de moi un héros. C'est là, dès qu’elle m’a découvert, qu'elle est revenue à la charge ! Je me suis laissé déborder puis… Alors aujourd’hui je n’ai plus vraiment le choix. Enfin si, je l’avais mais je… c’est que… je… ! *baisse la tête*


*soupir* Aujourd’hui je continue à m’entrainer pour que mon corps supporte le transfert d’énergie. Mais c’est plus souvent le regard des autres, l’anxiété qui me fait manquer mes actions avec Shell Extender. Alors j’essaie de travailler ça aussi… Ma confiance en moi. Je… je vous ai dit qu j’avais commencé à prendre… oui je sais c’est complètement ridicule… de… de théâtre? *rougit* Enfin bref. Arrêtez de me regarder comme ça. Bon, on peut… passer à la question suivante? Pardon, je… non pas encore. J’ose pas vraiment faire les démarches. Ca a l’air un peu compliqué. non? Et puis il faut parler aux… Ouais. Du coup… non. Je… je sais pas. Je vous ai déjà tout dit sur ma mère. Et de toute façon vous savez déjà tout, pas vrai?

Je me répète beaucoup... Il y a bien mon frère. Il… Il veut toujours pas me voir, rien n’a changé de ce côté.

Il me considère toujours comme - non je SUIS responsable, il a raison ! Et c’est bien normal qu’il… Et c’est… ca fait longtemps que je ne l’ai pas vu, de toute façon. Bientôt 7 ans je crois. C’est quand il a su, vous savez… pour Papa… qu’on a arrêté de se voir.

Il n’a rien dit autour de lui je crois. J’espère.

*se recroqueville dans son fauteuil*

J’ai toujours peur de le recroiser un jour, vous savez. *relève la tête* Je rêve d’être en paix. D’être la bonne personne, et d’y croire. Je rêve d’être un jour capable de discuter à un vrai psychiatre plutôt que de parler au plafond de ma salle de bain...

Je… j’étais pas né je crois. Et vous non plus. Mais c’est une époque ou on m’aurait fichu la paix, je suppose.. Je n’aurais jamais pu passer les concours d’entrée. Je serai resté dans un parcours banal, sans accroc. Je suis né à la mauvaise époque, c’est tout. Vous savez, je me souviens de cette phrase horrible que ma mère a lancé peu de temps après le choc.


“C’est toi la relève désormais. C’est toi, mon fils. Je le vois maintenant, c’était écrit...”

Ses yeux. Ils étaient voilés, absents, bien trop clairs, bien trop loins… Ils m’ont fait peur.

Je suis sorti prendre l’air dans le jardin.  J’ai laissé mes yeux se perdre dans le petit horizon de la cour. Je sentais mon corps m’abandonner. Ma coquille… se fissurait.

“C’était écrit”

Comment avait-elle pu dire une chose pareille? Ma mère me poussait dans un charnier, remplacer des cadavres. Qu’allais-je accomplir, moi, le petit corail fissuré de partout face à…

Face à tout ça? Je me sens dépassé. On me tire dans un trou à combler, sans être sûr de rien. La relève. Nous sommes la relève. Tu parles d’une relève... Mais c’est ce qu’on attends de moi, alors... Il faut relever la tête. Je n’y trouve pas ma place c’est tout. J’apprendrais peut être un jour à l’apprécier. Leur système en lui même est… ce qu’il est. Ils font ce qu’ils peuvent pour rattraper la situation, j’imagine... Je n'ai qu'à suivre le mouvement.