Un air délicatement androgyne, de grands yeux dorés scintillants. Achilles porte cette douce expression comme un gant de velours et nombreux sont les regards qui se retournent sur son chemin. Le regard droit vers son objectif, le bruit sec de ses sabots le précède presque autant que sa réputation : ce n’est pas tous les jours que l’on croise une personne à l’apparence si particulière. Désinvolte, inatteignable et imperturbable. Il semble venir d’un monde qui commence par Il était une fois. Sa corne fend sa frange aquamarine, fière et droite, tranchant avec la blancheur de sa peau que même les poupées de porcelaine lui envieraient, tandis que shorts et autres pantalons courts dévoilent des cuisses musclées…  

“Arrête d’me fixer, veux-tu. Si tu continues, les gens vont jaqueter.”

Tout d'abord, Achilles a du répondant ! Ce n’est pas la voix enfantine dont on s'attend mais un ton entre deux eaux au vocabulaire aiguisé et familier. Sa langue claque. Il souffle, rouspète et ne va jamais par quatre chemins. Ses émotions, le jeune homme les porte en bandoulière. Lorsqu'une parole le fait grincer des dents, il ne peut pas s'empêcher de faire un commentaire car, ce n'est pas dans sa nature de faire semblant. Alors, le jeune homme s’exprime avec ce trémolo étrange d’aigus et de graves, relevé par un accent de l’ouest. Une fraîcheur épicée aux promesses de défi.

“Hilarant. Comme ta face !”

Acerbe. C’est l’adjectif qui qualifie le mieux Achilles. Différencier ses moqueries, ses plaisanteries et ses insultes est une épreuve en elle-même. Le défi, ce n’est pas pour le conquérir mais, pour lui, de jauger la stupidité de ses interlocuteurs. L’hybride équin n’a pas de maître. Il tient trop sa liberté pour cela.

“T’as l’air surpris mais, Dorothée, t’es n’est plus au Kansas et je n’ai pas peur de me défendre de connards dans ton genre !”

Achilles en vient rarement aux poings mais, tout le monde n’a pas la présence d’esprit de ne pas provoquer quelqu’un qui a une arme blanche à portée de main.

“Dans combien de langues j’vais devoir t’le répéter, ducon? Va. te. faire. foutre.”

Puis, l’illusion se brise tel un miroir en verre.

“T’es vraiment pathétique...”

Achilles ne vient pas d’un bestiaire de contes et il n’a d'héroïque que le prénom. Ses deux pieds sont ancrés dans la réalité. Celle glaçante qu’il n’hésite pas à balancer aux visages des idéalistes, des optimistes et des excités plein d’entrain. Il y trouve même un malin plaisir à les faire chuter de leurs nuages… S’ils pleurent, grand bien leur fasse ! Ils auront appris que l’attente n’apporte que son lot de désespoir. Egoïste, Achilles l’est évidemment. Son propre plaisir en premier, les autres peuvent attendre sur les bancs. Toutefois, le jeune homme n'est pas outrecuidant. Il n’a pas la science infuse. Il n'est travailleur uniquement que lorsqu'il pense que ses efforts en valent la peine. En entendant ses remarques désobligeantes, on pourrait penser qu'Achilles a des avis sur tout. Pourtant, mise à part ses inventions, rien ne semble l'intéresser. Même la compétition ne semble pas le faire réagir. Comme s'il vivait dans une bulle loin du monde et des gens. Au fond, Achilles n'est qu'un lâche qui préfère ne pas s'investir pour ne pas souffrir.

“Moi, malade ? Bien entendu !”

L’équin connaît sa leçon par cœur. Somatotrophine et testostérone. Il en a manqué pendant sa croissance lui donnant cette apparence juvénile. Sérotonine, de dopamine et d'ocytocine. Ses hormones du bonheur sont en quantité limitée. Adrénaline. Les sweats qu’il porte sentent la sueur et les nouilles instantanées. Troubles de l’attention. Il a besoin d’avoir ses mains occupées ou son esprit vagabonde. Troubles de la mémoire. Achilles oublie. Au fil des jours, il oublie les visages, les lieux et ses pensées. Troubles de la mé-. Achilles répète en boucle son objectif lorsqu’il sort. Il préfère faire plusieurs aller-retours quand il fait des courses de peur de se perdre si la liste est trop longue. Troubles de. Achilles porte autour de son cou un appareil photo professionnel. Ainsi, il immortalise les visages, les lieux. Les petits riens. Troubles.

“...On s'connaît ?”
   

“Je t'aime.”

Achilles dévisage la jeune fille aux poings serrés. Il ne se rappelle pas de son nom... Ce sont-ils seulement parlé une fois ? Il fait tourner la phrase dans sa tête plusieurs fois. Sans doute, devrait-il ressentir autre chose que de l'indifférence, mais, pour lui, cette déclaration sonne comme “Je te sauverai.”

Le jeune homme penche la tête sur le côté d'un air morne. Il n'en veut pas à la jeune fille. Il suppose qu'il doit y avoir un charme à vouloir approcher le mouton noir de sa classe... Après tout, il ne s'est jamais mêlé aux autres, n'arrivant pas à se concentrer pendant les cours, préférant gribouiller sur ses cahiers ou fixer abstraitement une ligne invisible par la fenêtre. L'université n'est tout simplement pas faite pour lui. Achilles ne s'était pas fait voiler la face. Depuis toujours, ses notes étaient catastrophiques et il avait redoublé plus d'une fois. Il préfère travailler seul sur des projets qui l'intéressent.

Sa camarade n'est pas la première à vouloir l'approcher ainsi, le cœur rempli de bons sentiments, certain d'être son héroïne en cape blanche pour lui offrir une vie meilleure. Achilles en a connu tellement d'autres. Des blouses blanches aux enfants bienveillants en passant par cet étrange coup de téléphone, tous ont eu ce discours audacieux qu'un simple grain dans la machine suffit à réduire à néant.

Lorsque ce ne sont pas ses propres moqueries qui rebutent ces héros en couche-culotte, c'est son corps qui refuse leur aide. Achilles se souvient encore que les injections hormonales avaient été stoppées lorsque son front avait commencé à saigner : la testostérone impactait son alter et son crâne risquait d'être transpercé par la lame.

Ironiquement, les seules personnes qu'Achilles n'a jamais entendu lui promettre d'effacer les nuages gris au-dessus de sa tête a été ses parents. Sans doute, car, comme tous les héros, ils ne s'intéressaient qu'à la gloire et préféraient les galas plutôt que d'élever leurs enfants. Au point que leur fils ne se rappelle plus de leur visage... Ils étaient presque devenus des étrangers et leur mort lors d'un combat quelconque ne lui avait fait ni chaud ni froid. Jusqu'ici, c'était sa sœur de douze ans son ainée qui l'avait élevée alors entre sa vie passée et la nouvelle, la différence était inexistante. Joan avait ouvert son propre Dinner à l'ombre des mangroves et leur vie ensemble s'était écoulé sans remous.

Comme toujours, Joan avait raison. Les héros ne sont que des imbéciles.

Encore une fois, ses pensées se dirigent vers Pony. Il se demande comment sa cousine, si douce et jolie, a choisi de partir pour le Japon pour rejoindre leurs rangs. Parfois, le soir, ses doigts pianotent un message sur Ukato qu'ils effacent rapidement. Il repense à Joan qui n'a plus parlé à leur oncle depuis le départ de Pony. Cette année, il n'y aura pas de dîner de Noël en famille.

Après quelques minutes, Achilles lâche enfin un piaffement avant d'éclater de rire :

“Désolé, mais j'ne crois pas au miracle !”

Le lendemain, Achilles ne retourna pas à l'Université. Il le regrettait presque : il n'avait pas photographié l'adolescente de la veille, son expression avait été hilarante.