Mes yeux scrutent attentivement la foule environnante.
Ça y est. Je peux difficilement aller plus loin, désormais.
Est-ce donc là que je vais poser mes bagages ?… Enfin, pas vraiment comme si j’en avais, cela dit.
Il faut que je trouve quelque chose. De la thune, un toit, à manger. N’importe quoi. Au fil de ma virée vers l’est, l’argent a commencé à s’amoindrir, et si il me reste de quoi survire quelques temps encore, c’est une situation qui ne durera pas.
Je présume que si je dois me reconstruire, c’est ici, maintenant ou jamais.
Starfish. L’île sur laquelle tous les regards se sont braqués suite à l’Effondrement… A vrai dire, je suis là uniquement car il s’agit de l’endroit le plus éloigné de ma ville de départ. Pour autant, si je peux profiter de la révolution qui se trame sous mes yeux pour m’y créer une place bien confortable, je ne dis pas non.
Mais par où commencer ? Mes pas m’ont mené un peu par hasard jusqu’à ce quartier. Paradice, c’est cela ?… Il m’est étrangement familier. Des lumières et des sons qui s’animent sous les éclats de voix des passants en quête de divertissement. Ou d’autre chose… Apparemment, ici, on trouve. Quoi ? Allez savoir. Mais cela tombe bien, je suis venue ici pour trouver. Et a peu près n’importe quoi devrait faire l’affaire.
Je m’approche nonchalamment d’une buvette. Celle-ci est tenue par un homme aux allures peu recommandables, et pourtant soigneusement vêtu d’un tablier. Tranquillement, je prends place.
« -Je vous sers quoi ? »
Malgré sa moue renfrognée, son ton n’est pas aussi hostile que ce que ses airs de gros durs laissent supposer. Je me contente d’un haussement d’épaules.
« -De l’eau. Juste de l’eau. »
Je suis assoiffée. Sans un mot, il s’exécute, et me sert un verre. Je le bois d’une traite, et replace le gobelet sur la table. Un lourd silence pèse alors que je reste assise, à jauger cet individu qui a lui aussi décidé de me fixer droit dans les yeux. Mais il finit par s’en agacer, et décide de briser la glace.
« -Vous voulez quoi ? »
Cette fois-ci, il se montre plus accusateur. Je tente de conserver un même air détaché.
« -Rien. »
Mais il insiste.
« -Si vous cherchez des problèmes, ce n’est pas ici qu’il faut les trouver. »
Je fronce les sourcils. Sa soudaine agressivité a en effet de quoi me laisser perplexe.
« -Je ne veux aucun problème. Au contraire, je souhaite tout faire pour les éviter. » je le dévisage « Pourquoi se braquer, comme ça ? »
Il me désigne d’un court mouvement du menton.
« -Vous êtes arrivée ici sans rien. Vous vous êtes installée, avez bu, et maintenant vous restez sans chercher à ouvrir la discussion ni demander d’informations. A votre ton, on comprend facilement que parler aux gens vous saoulent. Alors expliquez-moi ce que vous êtes venue faire dans le quartier le plus animé de Starfish. »
Je plisse lentement les yeux. Cet homme est… Perspicace. Trop. Mais je n’en espérais pas moins.
Cette fois-ci, c’est à mon tour de le désigner. Sauf que je lui indique son cœur.
« -Vos battements. »
Je lui fais ensuite glisser mon verre pour lui redemander à boire, et me tourne vers le reste de la foule environnante.
« -Tous ceux d’ici sont frénétiques. Les passants cherchent à faire vite, ou simplement une source quelconque d’adrénaline, pour se distraire. Les vôtres sont étrangement calmes et… Expectatifs. »
Il me remplit mon verre d’eau, et je le récupère.
« -Un peu comme un parent qui surveillerait attentivement ses enfants. »
Je bois. Cul sec. S’il redescend d’un ton, son regard reste suspicieux.
« -Et quels problèmes vous cherchez à éviter, au juste ? »
Je dépose mon gobelet sur la table, et le toise sans savoir quoi répondre. Ce ne sont pas les idées qui manquent, pourtant ; simplement, difficile d’estimer laquelle est la bonne. Au final, je reste évasive.
« -J’aimerai retrouver une vie décente. C’est tout. »
Profondément analytique, il me toise en silence. Je maintiens son regard tout du long, sans réussir à déterminer si ce type peut m’être d’une quelconque utilité ou non. Il apparaît clairement qu’il possède un certain contrôle sur les environs – ou à défaut, un poids de parole important – mais allez savoir dans quelle mesure je peux en tirer parti. Au final, il m’interroge.
« -Vos oreilles, c’est tout ce qu’elles vous permettent de faire ? Entendre les battements de cœur des gens à qui vous causer ? »
Je hausse les épaules.
« -J’entends plus intensément et plus loin que la majorité des individus. »
Il acquiesce tout doucement. Puis il récupère mon verre, le jette dans un bac, et se détourne de moi.
« -Si vous cherchez du taff, revenez ce soir, vers 23h. J’aurai peut-être une proposition à vous faire. Par contre, prévoyez une tenue plus classieuse. Genre, un costume. »
J’abaisse les yeux sur mon haut, un simple débardeur. Loin d’être quelque chose que l’on pourrait définir de classe, je l’admets.
Après un instant à l’observer, je me lève sans broncher. Ranger mon verre était clairement une invitation à m’en aller. Puisqu’il m’a donné quelques consignes, je présume que la meilleure chose à faire est de les appliquer. Reste à voir où ça va me mener...
***
Si à 23h, l’avenue n’est pas plus déserte qu’en milieu de journée, la petite salle derrière la buvette, oui. L’homme de tout à l’heure m’y attend, et m’invite à m’asseoir en face de lui.
« -Vas-y, installe-toi. Et ouais, je passe au tutoiement. »
J’obtempère. Il s’apprête à ouvrir la bouche pour enchaîner, mais s’interrompt en remarquant ma tenue.
« -… C’est quoi, ça ? »
J’y jette une courte œillade, et réponds d’une voix monocorde.
« -Un costume. »
Il agite son doigt en signe de négation.
« -Non non. Ça, c’est la veste d’un costume, avec une chemise en dessous. Où est le reste ? »
Je réponds aussitôt, sur la défensive.
« -Je ne porte jamais de bas. »
Une réplique dont la ferveur paraît légèrement le déstabiliser.
« -… Et pourquoi donc ?
-C’est plus agréable. Pour moi et mon alter. »
Dans un certain silence consterné, il tire sur sa cigarette. Néanmoins, il enchaîne.
« -Soit. Et il fait quoi exactement, cet alter ? »
C’est là que les choses se compliquent. Je suis venue ici sans savoir exactement ce que désire cet homme, sur la vague promesse d’un obscur emploi. Impossible pour l’heure de déterminer en quoi il représente ou non un allié, ni même s’il peut me faire une proposition à la hauteur de mes espérances. Qu’il m’ait demandé de venir en costume m’a déjà permis d’écarter la thèse du proxénète, mais pour autant, je ne dois pas non plus foncer tête baissée. Puis-je donc me permettre de lui révéler toutes les facultés de mon alter ?
Après lui avoir ouvertement parlé de mes capacités auditives, je pense que conserver le secret sur le reste ne mènerait à rien. Si ne n’est instaurer un climat d’hostilité et retarder quelque chose qu’il peut au final aisément deviner.
« -Je suis comme une lapine. J’entends de loin, je cours vite et je saute haut. »
Il tire une nouvelle bouffée de sa clope.
« -Et… Quels sont tes antécédents, au juste ? »
Là, je me crispe un peu plus. Cette fois-ci, c’est un terrain plus pentu sur lequel il s’aventure. Je suis venue ici pour faire table rase du passé et obtenir un train de vie plus décent. Pour peu qu’il soit de mèches avec la police locale, il pourrait parfaitement m’y traîner et me faire mettre au trou contre une récompense.
Peut-être. J’ignore comment cela se passe ici, mais je sais que le métier de chasseur de prime est très en vogue, en ce moment. Ainsi, je préfère jouer la carte de la sécurité.
« -Je ne sais même pas dans quoi vous voulez m’embarquer. »
Il lève les yeux au ciel d’un air exaspéré.
« -Allez, arrête ton char. Tu ne serais pas aussi à l’aise avec moi si tu n’étais pas issue du même milieu. »
Je ne réponds pas. Insistant, il prend néanmoins le temps de développer son propos.
« -Nous avons omis de nous présenter, il me semble. Je m’appelle Felix Accardi. Mais les gens du coin me surnomment Smokes. Vois-tu, tout ce quartier que tu as qualifié de… Frénétique, ce sont mes hommes et moi qui en avons le contrôle. Et quand je dis contrôle... »
Felix marque une courte pause, le temps d’une nouvelle taffe.
« -… J’entends par là que c’est à nous de gérer la sécurité et le bien-être de ses concitoyens. Avant l’Effondrement, tout ceci aurait sans doute été impensable, mais… Avec la disparition d’autant de figures fortes et la recrudescence de la criminalité, nous étions le seul groupe suffisamment organisé pour assumer ce rôle. » il reprend une bouffée « Certes, nous étions des hommes de l’ombre, mais nous avons des familles et des enfants, qu’un chaos généralisé aurait menacé. Alors, vois-tu… On nous a laissé faire. Il y a un fort besoin de mains d’œuvres, et pour cela, on est prêts à passer outre toutes magouilles antérieures. Et, tu comprendras… Qu’il est vain de s’efforcer à se construire une image s’il reste des zones d’ombre prêtes à ressurgir au moindre instant, et aptes à anéantir les bases de cette reconstruction saine. »
Il écrase sa cigarette, et me toise droit dans les yeux.
« -Donc, que cela soit bien clair. S’il y a quoi que ce soit de honteux, misérable ou méprisable qui te hante et t’a forcé à fuir jusqu’ici, c’est maintenant ou jamais que cela doit se faire savoir. Ensuite, il sera trop tard. »
Je serre les dents. Son discours est extrêmement convaincant, et les battements de son cœur dénote d’une incroyable force de conviction. Cela ne m’avance en rien sur son honnêteté, mais… Cet homme pourtant si bourru m’a l’air relativement digne de confiance.
Et je n’aime pas ça. Genre, vraiment pas.
Cela sonne trop beau. Beaucoup trop beau. Après m’être tiré comme une sauvage, on m’offrirait l’opportunité d’évoluer dans un environnement proche du mien, mais de façon parfaitement saine et honnête ? C’est insensé. Comment un drame aussi terrible que la mort de tous ces héros peut s’avérer si bénéfique pour moi ? Est-ce que je mérite réellement un tel traitement de faveur ? Ou est-ce simplement la chance qui a tourné ?… Et devrai-je saisir cette opportunité, ou m’en détourner ?
Je me remémore la fois où l’on m’a proposé de livrer de la drogue pour la première fois. Et celle où j’ai sauté le pas de la prostitution… Si l’hésitation a toujours été présente, la faim finissait généralement par prendre le dessus. Et si, aujourd’hui… Je n’attendais pas d’avoir l’estomac dans les talons pour me décider ?
« -… »
C’est presque avec un regard noir que j’observe Felix. Je n’aime pas du tout me révéler de la sorte, mais il ne me laisse que peu de choix.
« -Quand j’étais enfant, j’aidais les gangs du coin à écouler leurs stocks. Et à l’adolescence, j’ai atterri dans une maison close, où j’étais payée assez… Librement. »
Au black, quoi.
« -J’ai toujours bossé dans ce milieu. Je ne connais rien d’autre. »
Je me garde de raconter le passage où je braque mon ancien patron pour ensuite me tirer avec sa caisse. Cette dernière a de toute façon été laissée à l’abandon aux abords d’un New York sous quarantaine. L’argent, par contre… S’il savait, mon interlocuteur serait bien fichu de me demander de le restituer. Enfin, j’ignore si c’est vraiment son genre, mais… Dans le doute, je préfère éviter.
Il finit par émettre un fin sourire. Presque triste.
« -Hmm. Eh bien, ça aurait pu être pire... »
Il attrape une nouvelle cigarette. Un léger silence plane le temps qu’il l’allume, atermoiement durant lequel il paraît peser le pour et le contre. Enfin, il reprend.
« -Je présume que tu n’es pas du genre à te laisser faire, hein ?… Tu pourrais t’avérer plutôt utile. Notre organisation te sera sans doute très familière, au début… Mais t’en fais pas. Même si nous ne sommes pas de véritables représentants de la loi, je t’assure que mes hommes agissent dans un seul et unique but : la pérennité de ce quartier. Tes petites déboires seront vite oubliées. »
Felix tire une taffe, et inspire lentement.
« -Ton rôle sera plutôt simple. Nous aider. On a besoin d’épier une conversation ? T’iras l’écouter pour nous. Quelqu’un pour surveiller les alentours ? Tu patrouilleras. Un type qu’on veut appréhender et qui se fait la malle ? Ben tu le courseras. Une fillette n’arrive pas à récupérer son chat en haut d’une branche surélevée ? Bah même ça, ça rentrera dans ton champ de compétences. »
Il fait glisser un papier devant moi.
« -Si tout ça te va, t’as plus qu’à remplir ça. »
J’observe la feuille. Il semble s’agir d’un simple formulaire. Il me pose un stylo juste à côté, et me laisse choisir si je le saisis ou non.
Ma réponse ne tarde pas.
« -Je ne peux pas. »
Il fronce les sourcils.
« -Et pourquoi cela ? »
Je maintiens son regard.
« -Je ne sais pas écrire. »
Un long silence s’ensuit. Que je finis néanmoins par combler.
« -Je peux écrire mon nom et mettre une signature, mais c’est tout. »
Cela n’a pas l’air de plus le faire réagir. Finalement, au bout d’un certain moment à tenter de deviner s’il s’agit ou non d’une farce, il récupère la feuille et le stylo en un soupir.
« -On n’est pas sortis de l’auberge. Allez, finissons-en… C’est quoi ton nom, au juste ? »
Il plaque le papier devant lui, et place sa main de façon à pouvoir écrire dessus. Cela sera effectivement bien plus simple ainsi.
« -Velvet. »
Il commence à l’inscrire en haut du formulaire.
« -Super. Continue de répondre comme ça à une petite dizaine de questions, et… Je pourrai te souhaiter la bienvenue chez les Repentis. »
Je me redresse, et me cale contre mon dossier, attentive. Les Repentis, hein ?…
Curieuse de voir dans quoi je me suis engagée.