Cela ne fait même pas dix secondes que je suis arrivée dans l’arrière salle, que déjà, Smokes prend la parole.
« -J’ai une mission pour toi. »
Dans l’expectative, je croise les bras et reste silencieuse.
Aujourd’hui, j’en suis à mon quinzième jour au sein de l’organisation des Repentis. Depuis que j’ai rencontré Felix, mon quotidien se résume à patrouiller en journée et m’occuper d’Andrew le soir. Jamais je n’aurai cru pouvoir un jour assumer le rôle d’exécutant mafieux ou nounou, alors les deux en simultané, je reconnais que c’est un étrange bouleversement. Certes, dans un cas comme dans l’autre, il suffit de surveiller des gens, mais… Mes nuits sont courtes, mon intimité inexistante et mes interactions sociales bien trop nombreuses à mon goût. Pour autant, je suis payée, nourrie et logée. Je ne vais pas m’en plaindre, j’ai connu bien pire.
Cela dit, que Felix finisse par me convoquer en privée ne me surprend pas vraiment. Ce qui m’étonne plus, c’est que cela ne soit pas pour une quelconque remontrance, mais plutôt pour me confier une tâche. Une tâche visiblement plus technique qu’un simple gardiennage, et d’importance proportionnelle.
Il fait glisser un papier vers moi.
« -Tu vas te rendre là-bas, trouver la proprio et récupérer notre argent. Des semaines qu’on demande à se faire rembourser et que l’on se confronte à un refus. »
Je saisis la feuille, et l’observe. Il s’agit d’un plan du quartier, que je commence à connaître, avec l’emplacement d’un café mis en évidence. Une photo de ce que je suppose être ma cible y est rattachée, ainsi que la somme à récupérer.
Si je ne sais certes pas lire, croyez-moi que j’ai depuis longtemps appris à compter.
« -Que ce soit bien clair : à ton retour, je souhaite que tu me ramènes une mallette pleine de billets. Avec ou sans le consentement de son possesseur. »
Si mon visage reste de marbre, mon amusement m’arracherait presque un semblant de sourire. Jusqu’à présent, j’ai toujours trouvé Smokes étrangement… Gentillet, pour un ancien criminel. Qu’il cherche à se repentir est une chose, mais… On n’efface pas une personnalité de truand du jour au lendemain. En vue de son ton et du sous-entendu quant aux méthodes autorisées, j’ai enfin le droit à un aperçu de ce qu’est mon patron sous son véritable jour.
Je finis par docilement acquiescer, et fourrer le plan dans une poche de ma veste.
« -Ce sera fait. »
Et je me détourne sans plus de cérémonie. Smokes n’ajoute rien et me regarde partir, ce qui met immédiatement fin à cette brève réunion.
Je suis réellement surprise qu’il me confie un tel boulot après le peu de temps passé au sein de l’organisation. Soit il cherche à me rentabiliser au plus vite, soit c’est une mise à l’épreuve… Ou alors, il a déjà confiance en mes capacités. Sûrement un mélange de tout cela. Le patron est extrêmement perspicace, s’il m’envoie seule là-bas, c’est qu’il pense que j’ai les moyens d’obtenir ce qu’il veut… Ne reste qu’à le conforter dans cette idée.
J’aurai pu poser un tas de questions au moment de recevoir les consignes, mais je n’en ai rien fait. Pour la simple et bonne raison qu’un employé docile et efficace est un employé qu’on garde. Pour l’instant, contenter Felix est l’unique chose qui m’importe… Il est le seul véritablement apte à m’apporter le soutien et la protection nécessaire à la construction d’une nouvelle vie, donc je ferai tout pour entrer dans ses bonnes grâces.
Après m’être prostituée près de la moitié de ma vie, vous vous douterez bien que j’ai appris à ravaler ma fierté pour parvenir à mes fins.
***
J’ai jugé bon d’attendre que le soleil termine sa course, et que la lune soit en plein dans la sienne, pour me mettre au travail.
J’ai confié Andrew à sa mère, et suis partie sans détailler les raisons de cette virée nocturne. Ma veste de Repentie constitue mon seul attirail, et s’il fait plus que frais à deux heures du matin, je ne suis pas dérangée outre mesure par la froideur de la nuit. Seul mon travail importe dans l’immédiat ; je pourrai me mettre au chaud une fois celui-ci accompli.
J’ai patienté très tardivement pour commencer, mais non sans raison. Premièrement, les cafés sont particulièrement animés en soirée, et intervenir en plein service pourrait non seulement me nuire, mais aussi perturber un quartier en pleine activité. Deuxièmement, contacter mon interlocuteur quand celui-ci est épuisé après une dure journée de labeur est un bon moyen d’assurer l’ascendant psychologique, et même physique. Enfin, je n’aime pas particulièrement me faire remarquer, et je ne tiens pas à ce que mes potentielles exactions se voient elles aussi.
Il est certes tard, mais Paradice est bien loin de dormir. Lorsque j’arrive dans les environs, les échoppes finissent à peine de congédier leurs clients et entreprennent de tout boucler pour définitivement conclure leur service. Je repère sans trop de mal la devanture que l’on m’a demandé de visiter, et l’observe plus en détail.
Il s’agit d’une maison à étage intercalée entre tant d’autres en pleine rue. Le rez-de-chaussé est pleinement occupé par le café, dont le mobilier en terrasse vient tout juste d’être rangé, et au sein duquel je ne notifie qu’une unique présence. Avec le brouhaha ambiant, difficile de déterminer s’il y a possiblement quelqu’un d’autre, mais l’absence de lumière ailleurs que dans la salle du bar m’aiguille sur la réponse. Je ne vois aucun escalier externe au bâtiment, signe que l’étage ne doit être accessible que depuis l’intérieur. C’est probablement là-haut que loge la personne en charge des lieux.
J’arrive à apercevoir cette dernière depuis les fenêtres. Une jeune femme, à peine plus jeune que moi, à la peau mate et aux cheveux de jais. Ils sont noués en un épais chignon à l’arrière de son crâne, et ses traits sont autant tirés par le labeur que la fatigue. Elle passe longuement le balai sur le sol de son café, et n’a certainement qu’une hâte : monter à l’étage et sombrer dans son lit.
Malheureusement pour elle, j’ai d’autres projets en tête.
Je patiente quinze minutes environ. Le temps que le reste du quartier s’éteigne, et que ma cible s’apprête à faire de même. A peine a-t-elle eu le temps de ranger son balai, que je me suis dirigée d’un pas ferme vers l’entrée, et ai apposé ma main sur la poignée. Je dois intervenir avant qu’elle ait verrouillé l’entrée de son café, et c’est maintenant.
Sans plus me presser, j’ouvre la porte et franchis le seuil. Aussitôt, son attention est attirée vers moi, et elle se retourne pour m’intercepter.
« -Navrée, mais nous sommes ferm... »
Elle s’immobilise un instant en reconnaissant ma veste. Son cœur s’emballe et tambourine frénétiquement contre sa poitrine. Je l’ignore, et me retourne pour verrouiller manuellement la porte. Et alors qu’elle s’apprête à réagir, je la coupe en prenant la parole la première.
« -Vous nous devez de l’argent. »
Elle se crispe, et son emprise sur le balai se resserre. A première vue, cette femme n’a rien de bien vaillant ni dangereux. Elle semble même… Facilement impressionnable. Je crois mieux comprendre pourquoi Smokes a pu confier aussi aisément cette mission à moi seule.
Fébrile, elle proteste.
« -V-vous… Vous adressez à la mauvaise personne. Le patron est parti, il... »
Mais je la coupe aussitôt.
« -Vous mentez. »
Elle se fige à nouveau. Son rythme cardiaque s’accélère à mesure qu’elle tente de répliquer.
« -Je… Je n’ai pas encore réuni la somme pour… !
-Taisez-vous. Vous mentez également. »
Je me mets en marche, et me rapproche lentement. Elle fait bien quelques pas en arrière en me voyant arriver, mais elle a visiblement trop peur pour réagir mieux que ça. Loin d’être aussi stressée, je m’arrête au niveau d’un tabouret de bar, et prends tranquillement place dessus.
« -J’entends tout. Vos tremblements, votre souffle, les battements de votre cœur. Inutile de me mentir, car je le saurai immédiatement. »
Elle reste muette, et me dévisage sans savoir que dire ou que faire. Du menton, je lui désigne son balai.
« -Rangez ça et amenez-moi l’argent. Après quoi je vous laisserai seule. »
Si elle n’acquiesce pas, elle obtempère néanmoins. Les gestes lents et peu assurés, elle parvient tant bien que mal à loger son balai et le reste de ses outils ménagers sous son comptoir. Après quoi elle se redresse, me fixe, puis s’immobilise. Elle passe un instant à scruter mon regard, et finalement, ose m’adresser la parole.
« -Je… Je ne peux pas encore vous rendre l’argent ! »
Sa voix dénote d’une étonnante conviction, à l’instar de son cœur. Quand elle dit cela, elle paraît réellement le croire, pourtant, j’ai bien senti qu’elle disait faux en prétendant ne pas avoir réuni la somme due à Smokes. Ne débutant qu’à peine les explications, elle enchaîne.
« -Je vous rembourserai, je vous le promets, seulement… ! J’ai besoin de cet argent dans l’immédiat. Je… Je sais que vous m’avez déjà beaucoup aidé, et… C’est même grâce à vous que j’ai pu ouvrir mon échoppe… Seulement…! »
Elle ne sait pas vraiment comment finir sa phrase, et s’interrompt. Mains jointes et yeux baissés, elle conclut piteusement.
« -Je suis désolée, mais j’ai encore besoin de temps pour vous rembourser… »
J’avoue que son discours me laisse des plus sceptiques. Elle a l’argent mais ne peut pas le donner ? Alors qu’elle possède un café tout à fait fonctionnel ? Loin de me laisser émouvoir par son air misérable et son ton implorant, je balaie toutes ses paroles d’un geste de la main.
« -Du temps, vous en avez déjà bien assez eu. Nous vous avons donné les moyens d’atteindre vos objectifs, maintenant, à vous de tenir parole. »
A vrai dire, je n’ai pas la moindre idée du délai exact dont elle a disposé, ni même du pourquoi du comment de son endettement. De ce que je crois comprendre, elle a fait un emprunt auprès des Repentis pour ouvrir ce café, mais… Pourquoi avoir choisi de le faire auprès d’eux ? Il y a-t-il un rapport avec sa prétendue incapacité à rembourser ? Je ne suis pas une experte, mais j’ai bien vu, au temps qu’elle a passé à nettoyer, que cette soirée a été fructueuse. Si elle a réussi à devenir rentable et à récupérer ce qu’elle doit, n’a-t-elle pas tout intérêt à s’acquitter de sa dette et à rester en bon terme avec les protecteurs du quartier ?
Elle ne semble pas en mesure de donner réponses à ces questions. N’ayant guère envie d’attendre, je lui tourne les talons, et… M’enfonce plus loin dans le café, jusqu’à apercevoir les escaliers. Inquiète, la jeune femme me suit en dépit de sa peur apparente.
« -Où… Où allez-vous ?! »
J’avise l’étage, et pose un pied sur la première marche.
« -Si je dois planquer de l’argent quelque part, ça serait à un endroit où je me sentirai en sécurité. Dans une chambre, par exemple. »
Je lui coule un regard laconique au moment de prononcer cette dernière phrase. Ses pupilles se rétractent et son cœur rate un battement.
Gagné.Sans rien ajouter, j’entreprends de gravir le reste des marches. Ses jambes à elle semblent alors reprendre leurs fonctions, et se précipitent à ma suite.
« -N-non ! Attendez ! »
Mais je l’ignore. Je presse même le pas jusqu’à arriver en haut, où un sobre couloir et quelques portes m’accueillent. Je trouve la chambre à coucher assez aisément, et me prépare à pénétrer à l’intérieur…
Sauf qu’évidemment, mon hôte involontaire m’en empêche. Elle parvient à me couper le passage et à me faire barrage au niveau de la porte, où elle tend ses deux bras pour me bloquer l'accès.
« -Arrêtez ! Je vous en supplie, je... »
A nouveau, je passe outre ses protestations. Je lui attrape tout simplement un poignet, et l’écarte pour libérer la route. Elle agrippe ma main en une tentative de se libérer, mais la différence de force entre nous deux se fait clairement ressentir. Au final, je la repousse d’un geste, ce qui a pour effet de la faire reculer, puis chuter au sol.
Elle tombe à genoux, et y reste immobile – si ce n’est qu’elle est prise de légers frémissements. Je continue de l'ignorer, et balaie simplement la chambre du regard. De façon purement arbitraire, j’ouvre un placard, mais n’y trouve que des vêtements. Quelques secondes plus tard, je me baisse pour jeter un œil sous le mobilier, et aperçois une valise sous son lit.
Classique.
Je la récupère, la soulève, et la pose sur le matelas. Pendant qu’elle renifle, en larme, un cliquetis se fait entendre, et aboutit à l’ouverture du contenant. Ma main saisit ensuite une liasse de billets, dont j’évalue brièvement la valeur. Naturellement, j’enchaîne avec le reste de la mallette, et finis par froncer les sourcils d’un air perplexe.
Il y a quelque chose de bizarre. Non seulement, elle possède de quoi rembourser les Repentis, mais en plus…
Je ne peux pas m’empêcher de lui couler un regard suspicieux. J’ignore si elle est réellement en mesure de me répondre, ni si cela me regarde, mais je me sens obligée de l’interroger.
« -C’est quoi tout cet argent ? Vous en avez bien plus que nécessaire. Certes, nous rembourser vous prive d’un sacré pactole, mais… Vous n’avez clairement pas besoin de tout ça pour survivre. Avec ce qu’il vous restera, vous aurez largement de quoi tenir la barre. »
Je conclus sur un ton plus interrogatif.
« -Pourquoi vous tenez autant à garder tout cet argent ? »
Elle renifle une nouvelle fois, et lève lentement la tête pour plonger son regard dans le mien. Ses yeux sont embués, et sa voix brisée.
« -Je… Je dois… »
Retenant du mieux qu’elle peut ses larmes, elle se rabaisse finalement.
« -Je dois à tout prix… Sauver mon compagnon… »
Un silence glacial ensuit ce simple supplice. Face au manque évident d’informations, je ne peux qu’attendre qu’elle développe, ce qu’elle finit évidemment par faire.
« -Vous l’avez… Peut-être déjà compris, mais… Je ne suis pas originaire d’ici. Il y a plusieurs mois, encore… Je vivais en Inde… Avec mon fiancé. Je présume que… Vous n’êtes pas sans savoir… La situation sur place ? »
Indifférente, je ne peux que secouer la tête de gauche à droite.
« -Non. »
La froideur de ma voix la fait frémir, l’espace d’un instant. Pourtant elle baisse les yeux, et tente de rassembler le peu de force qu’il lui reste pour continuer son récit.
« -Récemment… Une rébellion s’est organisée, pour contester le régime autoritaire, et… Depuis, l’anarchie règne. Mon compagnon et moi… Rêvions depuis longtemps de quitter le pays… Afin de rejoindre les États-Unis, mais… Les circonstances nous ont séparé, et je suis la seule arrivée ici. »
Elle relève la tête, regagnant progressivement en assurance.
« -Lui, est coincé là-bas, sans avoir ni les moyens, ni la possibilité de s’en aller. Je suis la seule qui puisse le tirer de là, et… Pour cela, j’ai besoin de réunir de l’argent. Beaucoup d’argent. Si je ne fais pas ça rapidement… Il sera peut-être trop tard au moment de le faire venir ici. Là-bas… Le chaos règne, et… A n’importe quel moment, sa situation peut dégénérer… Il pourrait mourir sans même que j’en sois avertie ! Sa vie est en danger, et… Je dois à tout prix le protéger ! »
Petit à petit, elle se retourne, et prend appui sur son lit pour se redresser.
« -Si je vous rembourse maintenant… Je devrai attendre plusieurs semaines encore pour réunir la somme nécessaire à son départ. S’il vous plaît… Comprenez bien que je compte vous rembourser, seulement, c’est encore trop tôt… U... Une fois mon compagnon à l'abri, nous mettrons tout en œuvre pour raccourcir les délais, je vous le jure ! »
Son regard est toujours aussi implorant, mais dénote malgré tout d’une forte résolution. C’est une jeune femme frêle, qui se retrouve larguée dans un pays inconnu et en crise, après avoir quitté le sien tout aussi chaotique. Et elle doit en plus s’assurer de la survie de son amant… Une situation loin d’être facile et enviable, à n'en point douter. Malgré tout, elle ne souhaite pas se laisser abattre, et veut absolument arriver à ses fins. Cela force l’admiration.
Pourtant…
Je déleste la valise de plusieurs liasses, et la referme. Puis, sans plus de cérémonie, je la soulève, et entreprends de contourner le lit pour m'en aller.
« -Navrée, mais cela n’est pas de mon ressort. J’en parlerai à mes supérieurs, c’est tout ce que je peux…
-N-Non ! »
Encore une fois, elle s’interpose. Sa main attrape mon poignet, et ses yeux tentent de capter les miens.
« -Je… Je n’ai pas le temps de contracter une nouvelle dette ! Et après les avoir fait attendre aussi longtemps, les Repentis n’accepteront jamais un nouvel emprunt ! Il me faut cet argent maintenant, après quoi je pourrai… ! »
Comme tout à l’heure, je tente de la repousser, mais éprouve quelques difficultés maintenant que j’ai la mallette en main et que son emprise à elle se fait plus forte.
« -Lâchez-moi... Tout de suite.
-Non ! Je refuse ! Mon argent ! R… Rendez-moi mon argent !
-Ce n’est pas VOTRE argent.
-Je… Je l’ai gagné… Honnêtement ! Après tout ce temps, je… Je refuse de retourner à une vie de débauche ! J’en ai besoin pour retrouver mon compagnon, et…. »
… Quoi ?
« -S’il vous plaît ! Ayez pitié ! Je vous promets de vous le rendre ! »
Qu’a-t-elle dit ?
« -Qu… Qu’avez-vous à perdre à patienter un peu plus longtemps ?! »
Ai-je… Bien entendu ?
Alors qu’elle fait tout pour me faire lâcher prise, je reprends subitement le dessus, et attrape ses épaules de mes mains. Elle se fige, tandis que je plante mon regard droit dans le sien.
« -Répétez. »
Tétanisée, elle a besoin de plusieurs secondes pour comprendre.
« -… Comment ?
-Répétez ce que vous avez dit.
-Je… Je vous promets de vous rembourser ?
-Non ! Avant.
-Hum… Mon compagnon ?
-Vous avez parlé de débauche !
-… Je…. »
Elle se tait, craintive. Finalement honteuse, elle se mord la lèvre inférieur, et regarde ailleurs.
« -En arrivant ici, je n’avais rien. Rien… Si ce n’est mon corps. »
Mais elle ose rapidement me regarder à nouveau.
« -J’ai contracté cette dette pour pouvoir ouvrir cette échoppe et gagner ma vie autrement. Seulement… Si vous me reprenez cet argent… Je ne vais avoir d’autres choix que de reprendre mes activités pour espérer réunir la somme nécessaire, et je… Pitié, je ne veux pas recommencer… ! »
Je ne lui laisse pas le temps de finir. Mon sang ne fait qu’un tour, et je la repousse violemment. La jeune femme chute purement et promptement au sol, puis me dévisage sans comprendre.
« -Que… Que faîtes-vous ?!
-Vous vous foutez de moi ?! »
Son expression pâlit et ses tremblements s’accentuent. Menaçante, je me rapproche pour la surplomber de toute ma hauteur.
« -Vous prétendez tout mette en œuvre pour faire venir votre compagnon, mais de ce que j’entends, votre dignité ne vaut pas sa survie ? Même pour celui que vous aimez, vous prostituer est trop dégradant ?! Vous ne voulez pas avoir honte ? Ou lui faire honte ? Vous préférez vous endetter auprès d’une mafia locale plutôt que de vous donner corps et âme à votre quête ?! »
Elle entrouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Elle est complètement tétanisée par ma brusque colère, et ne semble même pas en comprendre les raisons. Ce qui ne m’aide pas vraiment à me calmer.
« -Vous dîtes l’aimer ! Vous prétendez sa situation urgente ! Avec votre physique, vous n’auriez aucun mal à vous faire suffisamment d’argent pour palier à votre dette ! Mais vous n’en faîtes rien?! Vous préférez vous complaire dans un travail prétendument honorable plutôt que de lui venir en aide ?! Car votre vie d’avant était trop indécente ?! »
Pour être parfaitement franche, j’ignore moi-même pourquoi une telle rage. Ou du moins… Je pense en connaître les raisons, simplement, peut-être ne mérite-t-elle pas d’être dirigée vers cette pauvre femme. Malgré tout, je finis par jeter la mallette, et me laisse tomber à genoux pour combler le peu d’espace qui nous sépare. Elle se plaque contre le mur en une tentative de creuser l’écart, mais je ne lui laisse pas ce plaisir.
« -Croyez-moi… Je sais à quel point ce métier n’a rien d’enviable ni respectable… Mais dîtes-moi au nom de quoi vous pensez-vous plus digne qu’une autre ? Pourquoi est-ce que… Vous… Vous pourriez en passer outre ?! »
Cette dernière question est posée avec bien plus de force que désirée. J’en prends conscience suite au pesant et soudain silence qui s’abat dans la pièce, tandis que nous nous faisons face, elle et moi. Nos respirations sont saccadées – elle par la peur, moi par la colère.
Mais... Contre qui suis-je réellement énervée ?
Alors qu’elle n’émet plus le moindre bruit, et reste figée au sol, moi, je me relève. Je réajuste mon costard, puis lui lance un ultime regard noir.
« -... »
Je souhaite ajouter quelque chose, trouver un truc sur lequel conclure, mais rien ne vient.
Donc, tout simplement, je me détourne. Je me détourne et quitte cette pièce, sans même y jeter un regard.
***
Mes mains s’abattent violemment sur la table.
« -Vous le saviez ? »
Bouillonnante, je toise Felix droit dans les yeux. Celui-ci conserve un air indifférent, presque interrogatif, qui me pousse à continuer.
« -Vous saviez qu’elle était comme moi. Une ancienne prostituée qui cherche à recouvrir une vie saine... »
Je fronce les sourcils, le ton tranchant.
« -Vous me testiez. Voir si j’étais capable de ravir une semblable par loyauté à votre égard. Vous vouliez vous assurer de ma fidélité ! »
Il ne se laisse en rien impressionner par ma colère. Au contraire, c’est presque nonchalamment qu’il me répond.
« -... Et donc ? Ai-je bien fait ? »
Mes doigts se replient sous eux-même, et craquellent sous la pression. Puis je me redresse d’un seul coup, choppe quelque chose à terre, pour enfin le jeter violemment sur la table. Un sac entrouvert, et dans lequel on peut voir plusieurs liasses de billets.
« -La prochaine fois, ayez la décence d'être honnête envers moi. »
Je fais volte-face, et m’éloigne. Smokes ne dit rien, et ne cherche pas à me retenir. De ce que j’entends, il ne prend même la peine de vérifier le contenu du sac… Je guette ainsi vainement une quelconque réaction de sa part, mais finalement, disparais simplement des environs.
***
Il fait bientôt nuit. Plusieurs heures se sont écoulées depuis mon entrevue avec mon boss, une journée entière depuis ma mission. Celle-ci est techniquement terminée.
Pourtant, je me retrouve là.
A contrario de hier soir, quelques personnes ont investi le café. Une jeune femme, typée indienne, s’affaire à servir à droite à gauche diverses commandes, en dépit d’une fatigue des plus apparentes. Je l’observe faire un long moment, jusqu’à ce qu’un instant de répit se profile. Depuis son comptoir, elle semble s’être arrêtée le temps d’une pause, comme… Ailleurs.
J’en profite pour m’avancer, et faire mon entrée. Si elle ne me remarque pas tout de suite, elle se tend immédiatement en reconnaissant ma silhouette. A l’instar de la dernière fois, elle reste parfaitement immobile, et moi, je prends tranquillement place au bar.
« -….
-…. »
Je ne dis rien, et elle, n’ose pas prendre la parole. Je m’attends alors à ce qu’elle utilise n’importe quel prétexte pour prendre congé, mais elle n’en fait rien. Au lieu de ça, elle initie malgré tout la discussion.
« -… Vous savez… J’ai longuement réfléchi à ce que vous m’avez dit, et… »
Je l’arrête d’un geste de la main. Si elle est surprise, elle ne s’y oppose néanmoins pas.
« -Un verre d’eau, s’il vous plaît. »
Bien qu’hésitante, elle obtempère. Une fois le verre glissé vers moi, je le vide d’une traite. Je le repose ensuite sur le bar, expire longuement, et très vite, me relève.
« -L’un de vos anciens clients nous a contacté. Vous avez dû lui faire forte impression, puisqu’il a décidé de prendre en charge l’intégralité de votre dette. »
Ses yeux s’écarquillent, et elle se fige.
« -… Q… Quoi ? »
Mais je ne tiens pas à m’attarder plus longtemps. Je m’éloigne déjà, et lui tourne le dos.
« -Vous avez eu beaucoup de chances, mais cela ne durera pas. Utilisez cet argent consciencieusement. »
Rapidement, je me retrouve au niveau de la sortie. Je franchis le seuil sans un au-revoir, et retourne simplement de là où je viens. Malgré tout, le son de ses pas reste bien audible lorsqu’ils s’élancent à ma suite. Elle surgit à son tour de son café, puis s’immobilise près de l’entrée. Sa voix parvient aisément à moi.
« -Me… Merci ! Merci infiniment ! »
Je me contente de lui lancer un regard en coin.
« -Je n’y suis pour rien. J'espère bien ne plus avoir affaire avec vous. »
Elle acquiesce. Du bras, elle se frotte le visage, tandis que je m’en vais une bonne fois pour toutes.
***
Assise sur mon lit, je reste parfaitement muette.
Mes yeux sont rivés sur une valise, ouverte au milieu de la pièce.
Celle-ci contient le peu d’affaires en ma possession, à mon départ pour Starfish.
Quelques vêtements. Un pistolet. Et l’argent volé à mon ancien patron.
De celui-ci, il ne reste désormais que quelques billets.
Je soupire longuement.
Vraiment... Pourquoi a-t-il fallu que je m'en mêle... ?