- Les 'ommes 'e 'erre à la 'élasse... quelque-chose-quelque-chose en classe.

Archibald avait réussi à me mettre une de ses chansons débiles dans la tête. Je crois que je l'avais entendu la chantonner dans la cuisine il y a deux jours, et depuis impossible de m'en débarrasser. La théorie voulait que la manière la plus efficace d'oublier, c'était de l'écouter en entier. Or, en plus de ne pas connaître toutes les paroles, je ne savais pas d'où elle provenait.
J'lui demanderais une fois qu'il se serait levé.

Continuant de théoriser sur la suite de la comptine basé sur quelle rime serait la plus adaptée, je recrachai le dentifrice dans l'évier. Mon visage se releva ensuite en direction du miroir mural de la salle de bain.
Mes blessures avaient changées de couleur. Les "bleus" tournaient violets, la coupure que je m'étais faite au niveau de la tempe semblait se rougir, et j'allais devoir changer le pansement que je m'étais foutue sur le nez avant qu'il ne devienne plus pâle. Une chance, mon œil au beurre noir n'avait pas l'air de gonfler.
Mon genou gauche me faisait encore un mal de chien. Suffisamment pour que je me mette aux arrêts pendant quelques jours, juste assez pour me tenir prête pour cette mission à New York...
Mission dont je ne savais pas grand chose. Une histoire de Timer. Un rapport avec l'Effondrement, apparemment. La ville s'était retrouvée en embargo et c'était de mon devoir d'aller la libérer.. Quelque chose comme ça. Hélena avait prévue de passer me voir pour m'en parler plus en détail. En attendant, aujourd'hui ce serait Netflix, chill, et esquiver toutes les questions de mon coloc si il me voyait dans cet état.

Toc toc toc

Merde. Aussi tôt ? Je n'avais même pas eu le temps de me faire un café.
Je n'étais même pas habillée. J'avais dormi avec mon t-shirt de la veille, encore couvert de boue séchée et parsemé de quelques taches d'hémoglobine.
Attrapant rapidement une veste pour couvrir mon état, j’enfilai un pantalon récupéré dans ma garde robe tout en me dirigeant à cloche pied vers la porte d'entrée. Aussi multitâche que mon shirt.

- Une seconde, une seconde ! D'une main, je déverrouillai le verrou, puis entrouvris la porte. Suffisamment pour faire apparaître ma tête derrière interstice. - Hel.. Mh.. J'peux vous aider ?

En face de moi, un type aux allures plutôt atypiques. Son apparence, plutôt calme, résonnait en dissonance avec son physique que j'aurais pu qualifier de "brute" si je ne m'y connaissais pas mieux.

- M’aider… Oui je le crois. Je suis un ami d’Archibald.

Derrière le loquet de la porte, mes yeux se plissèrent. Archibald ne m'avait pas prévenu qu'on aurait de la visite aujourd'hui. Quelle indélicatesse de sa part. Il aura tout intérêt à ouvrir la porte lorsqu'Hélena se pointera à l'improviste.
Quelque chose ne sonnait pas complètement droit avec ce type. Peut être était ce son accent. Un accent d'Europe de l'Est, mon expérience avec ces types ne me trompaient pas. Peut être était-ce son vocabulaire maniéré, sa façon d'accorder une attention précautionneuse à sa locution. Ou peut être est ce que je n'aimais juste pas ce type qui venait nous déranger sans sonner à l'interphone.
Mais mauvais pressentiment ou non, j'allais devoir agir comme une citoyenne modèle, au casier vierge, et fraîchement arrivée en ville pour travailler jusqu'à ce que j'en sache davantage sur lui. KC aurait tiré à travers la porte dès le premier toquement. Cassandre, elle, arborant un sourire presque niais, se contenta de le laisser entrer après qu'il ait si poliment demandé.

- Entrez ! Je préparais du café. Une tasse ?

Dans un sens, cela ne me concernait pas totalement. Si j'avais affaire à un collaborateur à qui Archibald devait de la thune pour sa startup, je les laisserais discuter de ça en tête à tête. Du moins, une fois qu'il serait levé et qu'il n'aurait plus la tête dans le cul.
La tête dans le cul-mulus.

Sans demander mon reste, et après l'avoir invité à prendre ses aises, je laissai notre invité attendre dans le salon et me glissai dans la cuisine récupérer une tasse. Préparer du café serait une bonne excuse pour m'éclipser temporairement. J'allumai négligemment la cafetière, en profitai pour donner de l'eau à la petite fougère en hauteur, vidai et remplaçai le filtre usagé, lu le post-it m'indiquant de ne surtout ouvrir à personne sous aucun prétexte, pour finalement poser la tasse à l'intérieur de la machine encore vrombissante.

Comme un lundi.
....

Une minute.

- Nous n’avons pas encore eu le plaisir de nous rencontrer je crois… La voix retenti dans la pièce d'à coté.

Il m'en fallu bien moins pour me rediriger dans le salon. Notre invité surprise reprit quelques secondes pour me dévisager, et, à son regard, probablement se dire que je faisais peine à voir.

- Vuk Lesieur, ravi.

L'évocation du nom me fit grinçer des dents. Vuk. J'avais beau être nouvelle en ville, je savais que son nom évoquait quelque chose pour beaucoup d'habitants du quartier. Ce n'était peut être pas baron de la pègre internationale, mais un gros bonnet suffisamment influent dans le milieu pour me poser de gros problèmes.
Et des problèmes, j'en avais suffisamment.

- Cassandre. Je menti, mon masque d'insouciance se brisant quelque peu.

Je n'en étais encore qu'à tenter de comprendre ce qu'il voulait. S'il avait été payé pour me tuer, il l'aurait déjà fait. Et si il avait été payé pour tuer mon colocataire, il ne se serait pas présenté à notre porte de cette manière.
Appuyée contre l'encadrement menant à la cuisine, ma position l’empêchait de voir le couteau de cuisine que je maintenait dans mon dos.

- Comme je disais, j’ai besoin de vous. Je crains qu’Archibald ne soit pas là… Néanmoins je pense que vous pourrez m'apporter quelques éclairages nouveaux.

J'écarquillai les yeux. Vuk qui s'intéressait à un type aussi anodin qu'Archi était déjà un choc en soit, mais voilà qu'il voulait activement le rechercher, lui même en personne ? Dans quoi est ce qu'Archi' s'était fourré ? Et, est ce que je voulais vraiment me mêler à une nouvelle histoire ?

- Je ne serais pas où est Archibald. Je ne l'ai pas vu depuis... Quelques temps. J'ai été suffisamment occupée pour me soucier de savoir où il est allé, si c'est ce que vous voulez savoir.
Derrière ces mots, l'apparence joviale et accueillante de Cassandre avait laissée place au caractère froid et professionnel de KC.

Ce type savait remplir la pièce de sa présence.
J'étais restée immobile tout le long.

Devant un ours qui charge, on tient ses positions.

Tout le long, je m'étais contentée de fixer silencieusement les yeux perçants de Lesieur. Tenir mon regard. La base pour ne pas se faire écraser. Ce n'était pas chose aisée, mais mes années à l'armée et derrière les barreaux m'en avait enseigné suffisamment.

Ainsi donc, il me proposait de jouer les balances pour les comptes de la mafia locale. Ma vie avait donc décidée de reprendre là où je m'étais arrêtée.

Chassez le naturel...

- Me demander explicitement d'être une espionne. Comme ça. Alors que je pourrais être flic ? Vous devez être soit très mal informé à mon sujet, soit vous en savez plus que vous ne voulez le faire croire.

Et si il avait réussi à retrouver la trace d'Archibald aussi vite, c'est bien que son réseau d'informateur implanté dans le coin était efficace. Les masques pouvaient donc tomber.
J'avais beau vivre avec Archibald, cela ne faisait pas de moi un atout pour découvrir sa vie. Jusque là, j'en étais restée sur l'idée que je cohabitais avec un simple bohnomme-nuage un peu grognon; sans histoire; le genre qui n'était arrivé en ville que pour suivre son rêve de développer une nouvelle application.

- Je ne refuse pas cette opportunité, mais j'ai passé le cap de me faire traiter comme une guetteuse. Voyons ça plutôt comme... Un échange de bon procédé. Prenons les choses comme si il s'agissait d'un travail conventionnel. Avant mon "chômage technique", je faisais déjà office d'associée dans ma propre entreprise privée. Par conséquent, nous étions entre collaborateurs travaillant dans le même secteur. Rien de tel que d'entretenir son réseau. Pour le moment, je peux vous dire qu'il s'attendait visiblement à une visite de votre part, et qu'il n'avait pas l'air enjoué par l'idée.

Lâcher quelques informations sans pour autant le guider sur ses pas, c'était ça mon objectif. Car si mon colocataire, aussi agaçant soit-il, disparaissait, cela éveillerait à nouveau les soupçons sur moi. Il en était hors de question. Je devais éviter de braquer les projecteurs sur moi. Pas maintenant.

- Je suis en ville car j'ai mes propres affaires à régler. M'impliquer dans sa vie risquerait de l'impliquer dans mes affaires, et, de ce que vous me dites, l'impliquer dans mes affaires vous impliquerait dans mes affaires. De ce postulat je ne pouvais rien faire d'autre qu'arborer mes plaies, encore fraîches, en guise de preuve. Mais je sais ce que ca fait que de se faire doubler. Dites-moi ce qu'il vous doit. Je verrais ce que je peux faire.

Archibald, qu'est ce que tu as encore fait, et qu'est ce que tu me fais faire ?