Est-ce que sacrifier le peu de temps libre qu’il lui restait sur un mois en entier, pour un peu plus de cinquante dollars par semaine ? Est-ce cette somme d’argent valait une mort douce et lente ? Si elle n’avait pas accepté ce stage, peut-être aurait-elle eu plus de temps pour réviser son cours de physique ou d’histoire et d’améliorer ses notes dans ces matières. … Ouais, ok, elle ne l’aurait jamais fait, mais le fait d’avoir été engagée pour être payée au lance-pierre avait définitivement condamné les cinq derniers pourcents de probabilité qu’elle révise un jour ses cours d’histoire.

De toute manière, elle n’avait pas vraiment eu le choix. Elle soupira en se rappelant de la scène que ses parents lui avaient faite, il n’y a pas moins de deux semaines, alors qu’ils avaient vu passer la petite annonce dans un journal régional. Commis de cuisine au bar Devil May Cry, à dix minutes en transports publics de là où ils habitaient, et ayant en plus une bonne réputation grâce à son ancienneté ! COMMIS DE CUISINE, MAIS ? Ses parents n’avaient jamais compris pourquoi leur fille n’a encore jamais cuisiné autre chose que des spaghettis, des patates et des cup noodle, mais étant donné l’ADN de celle-ci, étant donné qu’elle soit leur fille et qu’eux, tous deux, travaillent derrière les fourneaux, il était évidemment logique qu’elle se débrouille à merveille dans ce domaine ! Aussi, c’est pourquoi ce poste de commis de cuisine lui allait probablement comme un gant ! Évidemment, suis-je bête ! Et puis, n’a-t-elle pas déjà acquis de l’expérience en aidant en cuisine Chez Jojo ? Oui, oui, bien sûr.

Sauf que non. Mint n’avait encore jamais cuisiné autre chose que des spaghettis et des patates. Même chez Jojo. Mais poussée par ses parents, elle s’était sentie obligée de contacter le fameux bar, Devil May Cry, au sujet du post de commis de cuisine, au seul détail qu’au lieu de se présenter comme candidat au poste, la rose n’était pas suffisamment culottée pour cela, elle demanda plutôt une place de stage. Et à sa grande surprise, elle fut prise.

C’est ainsi qu’en ce lundi ensoleillé de septembre, elle se retrouvait à devoir se traîner jusqu’au fameux bar, accessible depuis Ocean Spring en seulement cinq minute de bus. Quoi de plus pratique, vraiment, quel job de rêve ! Parfait pour remplir le trou de quatre heures du lundi qu’il y avait dans son emploi du temps.
Elle s’y était déjà rendu, il n’y a pas moins d’une semaine, dans le cadre de l’entretien en vue du stage. La patronne lui avait paru gentille, jeune et plutôt cool, raison pour laquelle à défaut de s’inquiéter de son emploi du temps désormais surchargé, elle ne s’inquiétait guère pour le poste en lui-même. De toute manière, en tant que stagiaire, elle n’avait pas besoin de savoir cuisiner, n’est-ce pas ? Le cuisinier actuel du bar possédait déjà plusieurs années d’expertise derrière lui. Avec un peu de chance, il se comportera de manière aimable avec la nouille qu’elle était.

Bon ok, même si la patronne ne l’inquiétait plus, ce n’était pas encore le cas du chef cuisinier qu’elle n’avait jusqu’alors toujours pas rencontré. Mais avec un peu de chance, tout pourra bien se passer, bien sûr !
Pas très rassurée, elle poussa la porte du Devil May Cry. L’intérieur, bien qu’un peu sombre, lui paraissait chaleureux. Une fois à l’intérieure, elle chercha la fameuse patronne des yeux. Mais rien, personne. Les quelques clients visiblement amateurs de bière matinale la dévisageaient, sa gueule ne ressemblait pas vraiment à celle des clients habituels. Une nouvelle serveuse, peut-être ? Un peu mal à l’aise, elle passa devant eux afin de s’approcher du comptoir où se tenait une des serveuses.

Une voix résonne dans son dos, elle se retourne en sursautant. Devant elle se tenait la patronne en personne. Chevelure noire retombant sur les épaules, voix féminine, démarche élégante bien que relaxée, la jeune adulte impressionnait très largement la lycéenne qui, tout de suite, reculai d’un pas et redressai son dos pour se donner l’air un peu plus sérieuse.

« B-bonjour Mrs Nightningale. Comptez sur moi ! »

Ne fallait-il donc pas répondre lorsque quelqu’un lui parlait ? Mais attendez donc une seconde. Comptez sur moi. Pardon ? Ne lui avait-elle pas seulement encouragée pour son premier jour ?
Le cerveau de Mint prit un certain pour se remémorer les paroles que venait de prononcer son interlocutrice, paroles auxquelles elle y avait répondu machinalement. Et enfin elle réalisa ce que celle-ci lui avait annoncé.

Mais… Qu’est-ce qu’elle allait faire, du coup, si le cuisinier n’était pas là ? Rentrer chez elle ? Était-elle venue pour rien ? Aider au service ? La caisse ? Non, non, non. Le cerveau de la rose tournait à toute allure, cherchant à remettre les morceaux de puzzle en place tout en esquivant habilement la réelle réponse qui lui paraissait trop improbable.

« Tout va bien se passer, t'es prête ? »

Elle déglutit. Et flûte, il fallait qu’elle se rende à l’évidence, la patronne la voulait en cuisine.
Mais comment lui annoncer que la demoiselle n’avait jamais cuisiné autre chose que des patates et des spaghettis ainsi que des nouilles instantanées ?

« O-oui ! »

Vraisemblablement pas de cette manière-là. Elle déglutit à nouveau. Il était trop tard, elle avait déjà accepté. Et puis peut-être était-ce sur le contrat, ses prétendues compétences culinaires ? Ouais, possible. Aurait-elle dû lire ce petit tas de feuille ? Probablement.
Et à en déduire le sourire que lui adressait la patronne, celle-ci croyait sûrement en elle. Mint s’imaginait déjà se faire renvoyer chez elle dès le premier jour après avoir mis le feu à la cuisine, décevant son nouvel employeur, créant un scandale dans les news, bref, l’horreur. Certes, elle savait gérer les plaques de cuisson. Certes, elle sait tenir une casserole. Mais… Malgré tout, elle, seule, en cuisine, cela sonnait faux.

« Hum, vous avez beaucoup de clients les lundi midi, en général ? Et du coup, pour la carte, il faut que je m’attende à cuisiner quoi ? »

Les doigts (d’orteils) croisés, elle espérait recevoir les premières bonnes nouvelles depuis qu’elle avait posé les pieds dans l’établissement. S’il lui suffisait de cuire des pâtes et d’y rajouter de la sauce tomate réchauffée, elle devrait pouvoir s’en sortir, ou se servir d’une friteuse et assembler quelques burgers. Enfin, sandwich, de préférence. Et puis finalement tout ça dépendra des habitudes des clients, ainsi que de la carte du Devil May Cry qu’elle n’avait absolument pas étudié avant de se pointer ici.
Elle, touriste ? Un peu, oui.

Les nouvelles étaient bonnes. Chaque mot qui sortit de la bouche de sa nouvelle patronne la rassurait un peu plus. Peu de clients ? Des pâtes ? Mais ne serait-ce pas l’emploi rêvé pour elle, sa vie sociale mourante mise à part ?

« Mais notre spécialité, c'est les pizza. »

Ah zut, elle avait parlé un peu trop vite.
Des pizzas donc ? Le chef serait-il un pizzaïolo ? Allait-elle devoir faire tourner la pâte à pizza dans les mains ? Allait-elle seulement être capable de faire ça ? Était-ce d’ailleurs possible de faire des pizzas sans les tourner entre les mains ? D’ailleurs, à quoi cela servait de les faire tourner ? Voilà donc une question dont Mint ne s’était jamais posé. Il fallait dire qu’elle n’était pas, contrairement aux autres adolescents de son âge, une grosse consommatrice de pizzas. Surtout depuis que les nouilles occupaient presque à temps plein son quota de (presque-)malbouffe.
Et puis, il fallait pétrir la pâte, et-…

Alors que mille et une pensées traversaient l’esprit de la jeune fille, son interlocutrice l’avait guidée jusqu’à la cuisine, où elle retrouva avec soulagement un décor plutôt similaire à celui dont elle avait l’habitude. Une cuisine vaste, mais disposant suffisamment de place pour au moins une petite équipe et aménagée avec des équipements professionnels semblables à ceux de Chez Jojo, mais visiblement bien plus neufs. Oh, donc en plus de cela, elle allait devoir sociabiliser avec ces personnes ? « Hey, salut, j’ai dix-sept ans ! » Elle appréhendait un peu. Juste un peu. Presque juste un peu.

« Bien, il y a des tenues dans les vestiaires, je t'attends ici, alors va te changer. »

Ah, il était vrai que les deux personnes présentes dans la cuisine lui semblaient de manière étonnement similaire. C’était donc pour cela.
Elle s’apprêtait à se diriger vers les vestiaires mais réalisa qu’elle n’avait aucune fichtre idée d’où se trouvaient ceux-ci. Son regard parcourut une à une les portes tout autour d’elle. Hum. Heureusement, Astrid lui indiqua la direction et Mint put filer, impatiente de pouvoir se retrouver seule pendant quelques minutes.

Enfin presque. Aussitôt qu’elle eut posé les pieds dans les vestiaires que son regard se posa sur une tenue peu conventionnelle traînant sur un banc. Attendez, pourquoi y avait-il une tenue de soubrette ici ? Elle n’allait quand même pas devoir porter ça ? Alors que ses neurones luttaient pour se connecter, la rose se dirigeait vers des casiers sur lesquels étaient collées des étiquettes, puis ouvrit celui qui indiquait contenir les vêtements pour l’équipe de cuisine.
Tadadam !
Elle découvrit avec soulagement une blouse et un pantalon blanc, quoi de plus normal. Mais alors… - Connection des neurones effectuée avec succès- Oh, voilà pourquoi le nom de ce bar lui semblait familier ! Il s’agissait du fameux bar à soubrettes ! … Mais pourquoi ses parents l’avaient alors envoyée ici ? Voilà une question digne des plus grosses questions existentielles. Ainsi Mint se retrouva debout au milieu des vestiaires, à essayer de remettre sa vie en question.
Mais l’heure n’était pas à ces oisivetés, elle balaya de la main ses pensées qui lui semblaient flotter devant les yeux, enfila son costume en deux-deux, vérifia sa silhouette dans le miroir puis retourna en cuisine.

Astrid l’y attendait.

« Voilà ! J’ai bien tout mis ? »

Il s’agissait bien de la première fois qu’elle devait enfiler de tels vêtements. Chez Jojo, elle n’avait qu’à enfiler un simple tablier. Autour d’elle, les deux personnes semblaient déjà s’être attelés aux préparatifs.

« Oh, et pour la prise des commandes, il y a des trucs que je dois savoir ? Les tickets-commandes sont apportés où en général ? »

Soudainement, tout le côté technique lui revint en tête. Qui s’occupait d’attribuer les tâches ? Était-ce un menu par personne où chacun se coordonnait ? D’ailleurs, qui étaient les deux autres personnes présentes dans cette cuisine ?

« UNE QUATRE-FROMAGE ET UNE MÉDITERRANÉENNE ! »

Ah zut, ça commençait déjà ?